MatooBlog

Pectus est quod disertos facit. ∼ Pédéblogueur depuis 2003 (178 av LLM).

L'homme qui tomba amoureux de la lune

« C’est une coutume indienne, et voici comment ça se passe: on couche le bébé sur le ventre. D’un côté du bébé, on met un arc et une plume, de l’autre une gourde et un panier. Si le bébé est un garçon et qu’il essaie de prendre l’arc et la plume – alors c’est un garçon selon l’idée que les tybos s’en font, dont l’histoire-sexe d’humain sera pareille à celle de tout garçon, et y a intérêt.

Mais si le garçon veut prendre la gourde et le panier, ou la fille l’arc et la plume, alors, en tybo, ça vous donne un garçon ou une fille dont l’histoire-sexe d’humaine est une chose sur laquelle il faut faire silence.

En langue indienne, il y a des mots pour vous si vous choisissez d’une autre façon que la plupart des bébés. Je ne sais pas comment on dit, mais je sais que ces mots ne sont pas du tout comme ceux des tybos. En langue indienne, ils signifient « homme-panier » ou bien « fille-arc ». Et puis il y a le mot bardache. »

Cette histoire est arrivée au narrateur de ce bouquin extraordinaire, qui rentre dans mon panthéon des bouquins favoris, mais la scène se passe en 1880 dans un hôtel-saloon-bordel et il est entouré de sa mère, de toutes les prostituées et de la tenancière affublée de son boa de plumes. Le bébé en question fait un choix encore plus prophétique et ironique : il prend le boa de plumes ! « L’homme qui tomba amoureux de la lune » de Tom Spanbauer raconte l’histoire de ce garçon métisse indien qui est un bardache.

« Dans la plupart des tribus, si tu es un bardache, les gens se disent que, puisque tu n’es pas comme la majorité des hommes, ni comme la majorité des femmes, c’est que tu es quelque chose de complètement différent, c’est-à-dire quelqu’un de spécial, pas tant dans un mauvais sens. Les bardaches étaient considérés comme des guides spirituels et des guérisseurs. Même s’ils vivaient généralement seuls, ils n’étaient pas réprouvés. Ils s’occupaient des enfants, faisaient cuire le pain, cueillaient des baies, allaient à la chasse, tannaient des peaux ; bref, ils faisaient tout ce que faisaient les femmes, et parfois même ils devenaient deuxièmes épouse d’un homme, si le bardache jugeait que l’homme en était digne.

Selon le genre de personne – le genre de bardache – que tu étais, si tu voulais t’habiller en femme et rester avec les enfants, eh bien, tu suivais ta nature. Si tu vivais seul dans ton tipi à l’écart des autres et que tu sois un bardache assez puissant pour faire venir tous les soirs un homme différent dans ton lit, eh bien tu suivais ta nature. Certains bardaches étaient des guerriers redoutés, tant leur médecine était puissante.

Une des premières choses que les missionnaires chrétiens firent aux indiens à leur arrivée, fut de tuer les bardaches au nom de leur dieu, car ils savaient qu’en éliminant les bardaches, ils éliminaient beaucoup de ce qui était vraiment indien. »

Le garçon indien en question s’appelle Duivichi-un-Dua mais il est appelé « cabane » ou « dans-la-cabane » parce qu’il vit et se prostitue à la suite de sa mère, assassinée par l’homme qui l’a ensuite violé, dans une cabane à côté du saloon. Cela paraît, littéralement, un peu glauque mais en fait il faut se resituer dans le contexte historique, puis social et psychologique du récit. Cabane est protégé par Ida, la tenancière du bordel, une femme charismatique et madrée, et à cette époque, la prostitution est un débouché presque normal pour des femmes sans le sou et sans famille. Cabane est donc un jeune homme plutôt heureux et à l’aise dans son rôle et son environnement même s’il se donne à des hommes et des femmes « dans la cabane ». Comme dans ces récit du Far West, ce n’est que violence, trahison, hommes vils et lâches, loi du plus fort comme seul rempart et puis un savant mélange de morale religieuse (mormone en l’occurrence) et de licence sexuelle. On est donc face à une kyrielle de personnages tous plus truculents, pittoresques et attachants les uns que les autres.

C’est un bouquin qui m’a remué les tripes, qui m’a choqué, amusé, transporté, déboussolé, fait me sentir tantôt mal à l’aise, tantôt serein, affecté ou réjoui. Le fait d’avoir une histoire à cette époque et dans cet environnement donne une grande liberté de ton à l’auteur. En effet, même le scénario le plus incroyable est crédible dans cet univers sans foi, ni loi où tout fut possible, et tous les abus furent commis dans l’impunité la plus flagrante. On retrouve donc le violeur, l’assassin, les indiens réduits à néants dans des réserves misérables, le shérif pourri, le cow-boy raciste, la pute de saloon, le débile du village, etc. Et le déroulement de l’histoire est aussi des plus onirique et singulier puisqu’on suit le parcours de Cabane avec ses yeux et sa spiritualité teintée de croyance indienne. On voit et ressent donc cette incompatibilité et cette incompréhension dans un syncrétisme blanc-indien. Cabane est le reflet de ce monde déliquescent, entre un peuple en désuétude, et une culture dominante éviscérée et nauséabonde… et finalement il trouve amitié, amour, loyauté et guide dans les personnes les plus inopinées et fabuleuses… un fou du village, un homme qui parle à la lune, un sorcier indien, un apothicaire chinois ou des prostituées. Le bouquin alterne ainsi entre des moments de narration pure et des rencontres qui plongent le héros dans des univers oscillant entre rêves, révélations et réalité. Cabane part à la recherche de son identité, et ce faisant, il va quitter son environnement rassurant pour se confronter à une difficile réalité, mais au bout du compte trouver les réponses à ce qui est son essence même.

Tout ce que j’aime est donc dans ce bouquin, c’est à la fois un roman passionnant avec une intrigue forte et beaucoup de rebondissements dont le final donne toutes les clefs de la compréhension tout en laissant au lecteur une interprétation personnelle, mais aussi un livre qui fait vibrer et méditer sur des conditions de vie, sur des épisodes peu glorieux de l’histoire, sur la tolérance et qui, sur un mode narratif proche de la poésie nous entraîne dans une histoire d’amour furieuse et désincarnée.

L homme qui tomba amoureux de la lune - Tom Spanbauer

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  • moi aussi, suis tombé sur ce site en vérifiant si le mot bardache existait bien… ce livr, j’ai adoré mais l’ai donné à ma mère avant de le lire moi-même. Elle a été un peu choqué du language et des scenes… elle s’en remettra. ton site est pas mal du tout.

  • je dis merci à ta boîte qui t’a offert des cheques-lire…
    je dis merci à internet qui te permet de raconter…
    je te dis merci, à toi Matoo, de nous faire partager tout ça…
    je dis merci à mes parents sans qui… non là je m’égare !! :D

  • à lire aussi sur la confusion des genres/sexes, ou justement comment ne pas confondre les deux, je te conseille “Middlesex”, de Jeffrey Eugenides, captivant ! et très bien écrit (traduit). en revanche pas en poche donc pour le coup vraiment la ruine :’-(

  • Tu es fou ca vaut bien plus que ca!!! Les bibliothèques Rose de la belle époque c’est collector! Comme Le Petit Lion de Chaulet. (Celui-là même qui a pondu Les fantomettes) :D Faut pas brader!

  • c’est en lisant ce livre que j’ai eu l’idée de demander à M. Google s’il avait une définition de “bardache” que M. Petit Robert me refusait… et j’ai découvert ce site TRES intéressant.

    Merci de le tenir à jour.

    J’ai bien aimé tous les personnages de ce qouquin, même les plus ignobles d’entre eux, ils sont vraiment très bien rendus dans cette bonne tr5aduction.

  • Merci Matoo,
    Suite à ton blog, j’ai dévoré ce bouquin durant les vacances et je l’ai trouvé super. La vision onirique et l’approche “naturalo-terrestre” de la psychologie m’a touchée !

    Merci pour tes conseils !

  • Je viens de terminer “le pouvoir du chien” il y a quelques minutes. Je me demandais ce que je pourrais bien lire après ça… J’ai trouvé ! Et je suis entièrement d’accord avec Garfield (2àme commentaire…)

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