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Pectus est quod disertos facit. ∼ Pédéblogueur depuis 2003 (178 av LLM).

La station


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Cette chanson de Jeanne Cherhal m’avait pas mal marqué la première fois que je l’ai entendue, et elle reste un de mes morceaux favoris de la chanteuse. On peut penser pendant pas mal de temps qu’elle évoque une station balnéaire avant de découvrir avec une stupeur ironique qu’il s’agit de la station d’épuration, et d’avoir la surprise supplémentaire d’écouter son attachement sincère à l’endroit… et au sujet (et à son père avant tout).

Cela m’a rappelé « Rafael, derniers jours » où le héros qui habite sur une décharge, a toujours joué dans les immondices, et dont les enfants ont justement ce genre d’endroit comme terrain de jeux (et aiment beaucoup ça).

Cela m’a aussi rappelé ma propre expérience et attirance pour un endroit bizarre et fascinant de mon enfance. Nous jouions pour la première fois dans le jardin d’un oncle et une tante en banlieue. Ils venaient de débarquer dans un de ces classiques lotissements avec amoncellement de maisons identiques et de jardins calibrés. Le fond du jardin était interdit aux enfants, il y avait une sorte de butte tout au bout qui marquait la fin du monde connu, et dissimulait le paysage derrière, en plus d’un impénétrable grillage tout au long.

Tout seul, je devais avoir neuf ans, j’étais allé me promener au fond du jardin, contre cette butte. C’était une de ces après-midi pluvieuses et boueuses de fin novembre, le ciel était bas et ça faisait de la buée quand je soufflais par la bouche. J’avais eu la curiosité de pousser un peu plus loin mes investigations, en j’avais découvert que le grillage était rouillé et pourri à l’extrême droite de la clôture. En pénétrant par un interstice (plus tard ma mère m’a atomisé pour avoir bousillé mon blouson), j’étais de l’autre côté, et en montant sur quelques mètres le dangereux dénivelé, j’ai compris l’envers du décor.

De l’autre côté s’étendait sur des centaines de mètres, un paysage d’une désolation telle que je ne l’avais jamais vu. Une vision apocalyptique post-nucléaire qui me procurait autant d’effroi que d’attrait. Une boue vaseuse aux reflets violacées et effluves hydrocarbonées recouvrait l’endroit d’où s’échappaient encore quelques herbes dégénérées et autre végétaux en mutation. Des morceaux de métal affleuraient ici et là, et on reconnaissait une vieille calandre de bagnole, un guidon de motocyclette ou un vieux carburateur granuleux et maronnasse de rouille.

Je descendais la pente vertigineuse qui menait à ce no man’s land, et j’étais subjugué par ces objets du quotidien en putréfaction que je reconnaissais. On voyait même une vieille cabane en bois avec ses clous saillants et sa charpente mitées. Je m’attendais d’une seconde à l’autre à voir débarquer des habitants d’une si sordide habitation tels des goules que j’aurais dérangés dans leur sommeil. Le pire était cet étang, cette mare d’une eau plus que saumâtre et nauséabonde, qui jouxtait la maison et dont des tiges de métal informes, comme des roseaux futuristes, venaient égayer les sombres abords. Pied de nez volontaire ou ironie du hasard, une carcasse de machine à laver traînait au bord de la rive de ce Styx, et on pouvait apercevoir la sortie d’eau indolemment plantée dans la vase près du bord.

Mon esprit vagabondait et j’imaginais une catastrophe de pollution qu’on m’avait cachée, ou bien un autre monde qui était dissimulé derrière cette butte. En tout cas, je m’en donnais à coeur joie et allais jouer dans cette fange avec un plaisir non dissimulé. C’était pour moi comme un décor de cinéma en grandeur réelle. Le lieu m’apparaissait immense et c’était un dédale de meubles, métaux, objets qui étaient autant de cachettes, de recoins et de mystérieux goulets de rebuts à explorer.

Quand je suis rentré, j’ai justifié de mon habituel mutisme la manière dont j’avais sali mes vêtements. J’ai gardé pour moi cette périlleuse équipée, et je l’ai renouvelé autant que j’ai pu par la suite.

Il s’agissait en fait d’un petit terrain à l’abandon, pseudo décharge publique et dépotoir notoire. Mais la description que j’en ai faite est le souvenir prégnant et exact que je conserve de cette aventure. Et même si l’ayant revu récemment, je sais qu’il ne s’agit que d’un tout petit endroit pas très impressionnant (surtout à d’autres saisons), même pas très sale, avec un vieil abri de jardin déconfit en guise de « cabane en bois », cette impression d’enfance reste cloîtrée en moi. Dès lors, j’ai toujours « aimé » ces lieux de désolation, ces lieux d’abandon où les âges se mélangent, strates archéologiques asynchrones ou les décors et les niveaux sociaux s’entremêlent.

La seule fois où j’ai pu retrouver cette sensation de mes souvenirs, c’est en lisant un de mes bouquins fétiches « le voyage d’Anna Blume ». Paul Auster y décrit avec une fantastique acuité un monde qui ressemble à peu près à ce que j’ai « vu » (imagine, fabulé, fantasmé…) là enfant.

C’est aussi ce qui me plait dans le quartier où j’habite, ce n’est jamais vraiment propre ou net. Même nettoyées, les rues restent sales et brouillonnes. Il reste de ces petites ruelles qui se cachent du regard des passants, et qu’on découvre un jour par hasard. Elles dissimulent des parties de la ville qui ne sont pas toujours rutilantes ou parfois carrément pourries, mais la simple découverte de ces territoires exsangues et inexplicablement dérobés, me procure toujours la même secrète alacrité.

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  • Un peu la même impression en voyant la gare de marchandise entre les portes de La Chapelle et d’Aubervillers. En plus le fait que cet endroit abandonné (?) se trouve ds Paris, là où l’espace est normalement rare et précieux lui donne encore plus de charme et de mystère : il a quelque chose de luxueux.

  • Souvenirs d’enfance, jeux interdits racontés par un adulte qui, soudain, se souvient.
    Et il n’y a pas eu de rencontre imprévue, ou un chien te poursuivant…

  • Le Boucher – Jeanne Cherhal

    Il avait les mains blanches et larges,
    Il avait un coup de taureau.
    Le dos cassé par tant de charges,
    à sa manière, il était beau.
    Sur son tablier éclatant,
    on apercevait quelques traces
    de lymphe séchée et de sang,
    d’animaux devenus carcasses.

    Le jour où je l’ai rencontré,
    au milieu d’un fatras de viandes.
    Il n’a rien eu à me montrer,
    j’ai su comprendre sa demande.
    Un seul clin d’œil a suffit,
    pour que je le suive en silence.
    Il m’a ouvert son paradis,
    sa chambre froide, c’était Byzance.

    Ô mon boucher, Ô mon roi,
    viens me coucher contre toi.
    Ô mon boucher, Ô mon roi,
    viens te coucher contre moi.

    Pendus au bout de leurs crochets,
    ils étaient trente à m’observer.
    Roses comme un corps de ballet,
    allaient-ils se mettre à danser ?
    Le boucher me prit par les hanches,
    et me bascula en arrière.
    J’étais comme un roseau qui penche
    face à un chêne centenaire.

    L’étreinte qui suivit fut brève
    et magnifique, et angoissante.
    Il me revient souvent en rêve,
    le goût de sa bouche insistante.
    Cernés par les cadavres nus,
    des porcs voués à son billot,
    je l’ai aimé sans retenue,
    je l’ai aimé sans dire un mot.

    Ô mon boucher, Ô mon roi,
    viens me coucher contre toi.
    Ô mon boucher, Ô mon roi,
    viens te coucher contre moi.

    Quand il s’abandonna enfin,
    j’entendis comme un grognement.
    Un petit râle un peu éteint
    qui n’était pas de mon amant.
    Mais qui d’autre pouvait gémir?
    Levant les yeux dans un effort,
    Oh je du admettre le pire :
    l’un des porcs n’était pas mort.

    Il respirait si faiblement,
    que je crus d’abord me tromper.
    Mais en un instant, mon amant,
    était debout à mes côtés.
    Il attrapa une arme blanche,
    et la leva vers le porcin.
    L’attaque fut précise et franche,
    le cochon décéda soudain.

    Ô mon boucher, Ô mon roi,
    viens me coucher contre toi.
    Ô mon boucher, Ô mon roi,
    viens te coucher contre moi.

    Je n’ai pas revu mon amour,
    ni les néons des chambres froides.
    Depuis j’ai banni pour toujours,
    le goût des porcs, même en salade.
    Mais je garde comme un trésor,
    le souvenir chaud de ses mains.
    J’oublie le cochon demi-mort,
    et je dors, et je dors, et je dors,
    jusqu’au lendemain.

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