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Pectus est quod disertos facit. ∼ Pédéblogueur depuis 2003 (178 av LLM).

Les héros de Budapest

J’avais évoqué un excellent numéro de Fluide Glacial, et notamment la chronique de Léandri. Eh bien, il y avait aussi sur cette page un encart où ce dernier conseillait ce bouquin. J’avais été intrigué par cette promotion des « héros de Budapest » de Phil Casoar et Eszter Balázs. Bien m’en a pris de l’acheter, ce bouquin est une pure merveille !

Tout commence par une photo, le cliché qui a fait la une de Paris-Match lors de l’insurrection de Budapest en octobre 1956, sévèrement réprimée par les soviétiques en novembre d’après, et dans l’indifférence occidentale totale (tant ils étaient occupés avec Nasser et son canal). Sur cette photo, deux jeunes révolutionnaires, parmi ces visages qui ont fait dire dans le monde qu’il s’agissait bien d’un mouvement jeune et populaire, et pas d’une frange séditieuse de la population (des « hooligans » comme les ont appelés les gouvernements prorusses à venir). Ce garçon et cette fille représentent l’espoir des hongrois qui désiraient s’affranchir de Moscou pour décider eux-mêmes de leurs sorts, et acquérir un peu plus de libertés. Il s’agit aussi de l’époque où le photojournalisme était (et est toujours) particulièrement important, puisqu’il figurait un oeil « objectif » et unique des conflits pour le globe.

Les auteurs de ce livre, Phil Casoar et Eszter Balázs, ont alors eu l’idée folle et saugrenue de rechercher ces deux personnes, ces deux jeunes révolutionnaires, qui ont inconsciemment été la figure de proue médiatique de cette insurrection dans le monde entier. Ce bouquin, superbement illustré, est le récit circonstancié de cette enquête qui a duré six ans.

Formellement le livre est déjà une grande réussite, car c’est un très bel objet. Il bénéficie d’une très chouette maquette, il pullule de photographie, de dessins et de reproductions de documents qui permettent de se remettre dans le contexte du récit, et qui illustrent surtout les différentes « preuves » ou « pistes » que les auteurs ont débusquées tout au long de leur quête. Cela rend le récit plus concret et plus ancré dans la réalité que jamais. La photo est réellement au coeur des différentes intrigues, et les auteurs nous font profiter de leurs trouvailles sur tous les continents (d’autres photos, des magazines, des preuves des passages aux frontières des protagonistes, des encarts de journaux locaux, des papiers de naturalisation etc.).

Ensuite, dans le fond, on reconnaît la plume alerte et affûtée de Phil Casoar, que je connais bien pour ses participations dans Fluide. Les textes qui racontent les rencontres et tribulations des deux enquêteurs sont passionnants, riches en émotions et en précisions historiques, qui m’ont bien éclairées sur ces événements dont je ne savais que très peu de choses.

Ainsi on retrouve rapidement la piste de la jeune fille, tandis qu’il est très difficile de mettre un nom sur le joli garçon. Des purs coups de chance, des quiproquos linguistiques ou des rencontres inopinées fournissent d’inattendus rebondissements qui ont permis de retrouver des bribes de l’histoire personnelle de ces « héros de Budapest ». Ce sont bien des héros ordinaires, deux personnes qui ont été rendues célèbres par un cliché, des milliers de fois reproduits. Mais au final, ils ont continué leurs routes, la jeune fille a réussi à aller en Suisse, et puis a finalement émigré en Australie, où elle s’est mariée, et a eu des enfants. Cette photo n’aura alors été qu’un de ces souvenirs traumatisants d’une adolescence terriblement singulière.

Le bouquin se lit comme un polar, et en même temps il s’agit d’une superbe fresque historique, très contemporaine donc, qui nous relate avec simplicité les événements de l’époque. On se retrouve rapidement pris dans l’émotion et dans l’envie de savoir s’ils ont réussi à identifier les personnages, à savoir ce qu’ils sont devenus, et peut-être même à les rencontrer, s’ils sont toujours en vie. On passe de pays en pays, dans les souvenirs épars d’enfants de collègues de travail hongrois de la jeune fille, ou bien dans les archives des journaux suisses pour débusquer des indices, il y a aussi toute une partie du livre qui se focalise sur les photoreporters. On apprend qui est réellement l’auteur de cette fameuse photographie, les auteurs interviewent tous les journalistes de l’époque qui s’étaient rendus au coeur du conflit. En recoupant les moindres souvenirs des uns et des autres, on reconstitue peu à peu le décor de la photo, et ses circonstances exactes dans le conflit.

Voilà une oeuvre originale, belle, bien écrite et superbement documentée qui devrait certainement être plus connue, et trouver un public. Il s’agit d’un moyen « ludique », pédagogique et profondément humain d’appréhender cette insurrection de Budapest, et de voir justement au-delà des livres d’histoire, des documentaires et des articles de journaux.

Les héros de Budapest - Phil Casoar et Eszter Balázs

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  • Le cliché qui fait la couv’ du livre est officiellement attribué à Jean-Pierre Pedrazzini, qui n’en est pas l’auteur. Le garçon, qui ressemble un peu à Leonardo DiCaprio, est mort au combat. “Pedra” fut mortellement blessé quelques jours plus tard et son épouse raconte leur histoire d’amour, et sa fin au travers de l’insurrection hongroise, dans son livre “Une passion foudroyée”. http://www4.fnac.com/Shelf/article.aspx?PRID=1872206

  • A propos des Héros de Budapest de Phil Casoar et Eszter Balazs, voir l’article de Daniel Rondeau dans l’Express du
    02/11/2006

    Les gavroches de Budapest par Daniel Rondeau.

    C’est une photo qui prouverait, si cela était encore nécessaire, que révolte et poésie font bon ménage. Dans un numéro de Paris Match de novembre 1956, il y avait un garçon en armes et une fille avec un pansement sur la joue qui souriaient. Derrière eux, un troisième personnage, pistolet au poing. Cette image avait été attribuée à Jean-Pierre Pedrazzini, gueule d’ange, élégantissime reporter, tout en sourires et en panache, qui fut blessé à mort pendant l’insurrection de Budapest. Cette photo participa en son temps à la légende du soulèvement, quand des étudiants et des ouvriers fraternisaient sous des oriflammes où la croix de Lorraine avait remplacé l’étoile rouge. Elle inspira une couverture de Time et apparaît dans Le Petit Soldat, de Jean-Luc Godard. Sa beauté singulière, auréolée de funèbres reflets, naît de l’intensité perceptible de l’instant et de l’énigme qui recouvre les personnages.

    Phil Casoar et Eszter Balázs sont partis pendant six ans à la recherche de ces deux héros de la rue hongroise. Ce qu’ils rapportent de leur quête passionnée ? Le roman des deux gavroches de 56, Les Héros de Budapest, des histoires de vies et de rêves, plus ou moins longtemps tenus sous le souffle de l’Histoire, puis abandonnés dans cette mer des surprises qu’on appelle le quotidien. Phil Casoar tient d’une plume vive ce journal de six ans. Son récit, illustré de photos et de croquis, se dévore comme un livre d’aventures modernes, avec des tragédies, des disparitions, d’innombrables surprises, des révélations, des quiproquos, et même quelques vieux airs de rock’n’roll (Elvis Presley 1956). Chemin faisant, nos deux enquêteurs se font des amis nouveaux, découvrent ce qu’ils ne cherchaient pas, l’ambiance des bas quartiers sur les rives du Danube, la librairie genevoise d’un ancien assistant de Godard, les eucalyptus de la banlieue de Melbourne, les passions enchaînées. Leur Toison d’or, c’est la poussière du temps, où s’impriment souvenirs et regrets. Des ombres passent. Des mystères demeurent. L’émotion ne les quitte pas pendant tout ce voyage. Victor Hugo semble parfois cheminer à leurs côtés, celui des Misérables, qui s’intéressait aux êtres tombés « dans le gouffre de l’Inconnu social ». Phil Casoar était parti pour nous raconter l’histoire d’une photo, et il nous dit comment les hommes vivent. Applaudissements.

  • Sur le site des “Giménologues” (http://gimenologues.org), l’article de Freddy Gomez sur Les Héros de Budapest de Phil Casoar et Eszter Balazs :

    Les enfants perdus de Budapest

    Il arrive qu’une photo capte la vérité d’un instant jusque dans ses moindres recoins de rage, de bonheur et de doute. Ce faisant, elle en fixe pour toujours la légende, cette légende qu’aucun mensonge d’Etat ne parviendra jamais à recouvrir tout à fait. “ Si l’image n’est pas bonne, disait Robert Capa, c’est que le photographe n’est pas assez près de l’événement. ” À jamais, celle de son milicien fauché par une balle franquiste restera emblématique de cette guerre d’Espagne qu’il photographia de front en front. Qu’elle fût prise sur le vif ou mise en scène, comme on l’a dit, ne change rien à l’affaire : sa force réside dans la prémonition de la chute.

    C’est d’une photo, tout aussi emblématique, que sont partis Phil Casoar ([1]) et Eszter Balázs pour nous raconter, à leur manière, résolument originale, davantage que l’insurrection hongroise d’octobre 1956, l’entrelacs d’humaines passions, d’espoirs meurtris et de vraies déveines que vécurent ses combattants les plus déterminés, mais aussi les plus fragiles, ces jeunes émeutiers prolétaires et sous-prolétaires de Budapest armés de peu pour s’opposer aux blindés de l’Armée rouge. Cette photo ­- faussement attribuée à Jean-Pierre Pedrazzini, reporter photographe gravement touché au cours des combats et qui devait mourir, le 6 novembre 1956, à Paris, des suites de ses blessures – fut publiée, avec d’autres, dans le Paris-Match du 10 novembre de la même année, sous le titre : “ Les héros de Budapest ”. Un jeune garçon, armé d’une mitraillette russe PPSH-43, et une jeune fille, coiffée d’un béret et portant un pansement sur la joue droite, fixent l’objectif avec, dans le regard, cet air de défi tranquille qui donne aux insurgés cette beauté si particulière ; derrière eux, un moustachu en imper mastic tenant pistolet jette un trouble, comme une figure du malheur planant sur un rêve de liberté conquise.

    Cette photo, montrée telle quelle ou recadrée, est devenue, au gré du temps, une icône de l’Octobre hongrois. Elle servit autant à saluer la jeunesse et la fougue de ses combattants qu’à les assimiler à la “ pègre ”, quand les plumitifs kadariens s’en servirent pour illustrer leur prose policière. Dans un cas comme dans l’autre, la photo disait ce qu’on voulait lui faire dire de cet instant convulsif où Budapest et la Hongrie crevèrent, du seul fait de se lever, la bulle du mensonge post-stalinien réincarné dans le khrouchtchévisme.

    Il fallait une bonne dose de folie à nos auteurs pour se lancer – “ d’abord en dilettantes ”, puis “ avec un acharnement grandissant ” – sur la trace des personnages de cette photo mythique. Six ans d’un travail obstiné, à défaire le vrai du faux, à contourner les obstacles, à éviter les fausses pistes, à traquer l’hypothétique, à résister à l’emballement comme au découragement. Six ans à arpenter cinq pays et trois continents pour percevoir, enfin, derrière ces silhouettes figées dans la pellicule, ce qui les poussa à agir, ce qui les anima de l’ardent désir de vaincre, mais aussi ce qu’elles devinrent. Six ans d’une enquête minutieuse et épuisante, en somme, pour rendre à cette image son poids d’histoire, collective et privée, celle-là même que les livres du genre, redondants de savoir mort, peinent tant à restituer.

    On ne dira rien de plus de cette incroyable enquête. Pour la simple raison que tout le plaisir de la lecture réside dans la découverte, et qu’on espère bien, par ces lignes, inciter le lecteur à se plonger dans cette “ aventure épatante et véridique ” de ces deux “ héros de Budapest ” portés par le vent de l’histoire, puis abandonnés au jusant des défaites. On ne dira que leurs prénoms. Le jeune garçon à la belle gueule de loustic des rues s’appelait Gyuri ; la jeune fille à l’air crâne, Jutka. Ils étaient à peine sortis de l’adolescence ; ils avaient faim de liberté. On ajoutera que la photo qui les immortalisa n’était pas de Jean-Pierre Pedrazzini, mais de Russ Melcher, un photographe free lance américain définitivement dépourvu du sens de la propriété. On précisera, enfin, que tout cela est peu de chose comparé à ce que nous donne à comprendre et à penser ce livre inclassable, aussi riche par la qualité de son texte que par son iconographie et son graphisme.

    En ces temps de commémoration, l’Octobre hongrois ­- l’autre Octobre – stimule, à travers livres et revues, la quête interprétative. De cette littérature, où l’intéressant côtoie l’anecdotique, un sujet demeure, pourtant, largement absent : le petit peuple des insurgés, ces prolétaires sans chefs ni programme de transition, agités du seul désir de bouter l’occupant hors des murs et de vivre un peu mieux. Révolution nationale, démocratique, sociale ? L’insurrection hongroise de 1956 fut, sans doute, de tout un peu, mais elle fut surtout une authentique explosion libertaire, et elle le fut parce que, douze jours durant, des émeutiers – qualifiés de “ fascistes ” par les staliniens du monde entier ([2]) – tinrent la rue, les armes à la main et contre toute évidence.

    C’est l’immense mérite des Héros de Budapest de nous le rappeler, sans chercher, par ailleurs, à faire de ces combattants le nec plus ultra d’une conscience de classe enfin débarrassée de ses faux nez. Ils ne furent, en somme, que ce qu’ils pouvaient être, mais ils le furent pleinement, ces émeutiers de Budapest, dont la jeunesse fait immanquablement penser à celle des gavroches du Paris communard, dont l’histoire peine, là encore, à se souvenir, et qui avaient choisi de s’appeler “ Les Vengeurs de Flourens ”, “ Les Turcos de la Commune ” ou “ Les Enfants perdus du XIIe ”.

    D’une insurrection à l’autre, ces enfants perdus-là payèrent le prix fort. Grâce à Phil Casoar et à Eszter Balázs, ceux de Budapest sont enfin tirés de l’oubli.

    Freddy Gomez. Le Monde libertaire, n° 1456, 23-29 nov. 2006.

    [1] Rappelons que Phil Casoar est, entre autres, l’auteur et le dessinateur, avec Stéphane Callens, d’un inoubliable album – Les Aventures épatantes et véridiques de Benoit Broutchoux -, publié, en 1980, au Dernier Terrain Vague et le réalisateur, avec Ariel Camacho et Laurent Guyot, du remarquable film Ortiz, général sans dieu ni maître (1996). Il a, par ailleurs, introduit, commenté et annoté, en 1994, les Œuvres autobiographiques d’Arthur Koestler, éditées dans la collection Bouquins (Robert Laffont). Enfin, il travaille, depuis de très nombreuses années, à un livre-album très attendu, où se mêleront textes, dessins et documents, sur le Groupe international de la colonne Durruti, autour de la figure de Louis Mercier, alias Charles Ridel.
    [2] “ Au-delà des fantasmes d’un retour au fascisme agités par la propagande du régime Kádár, écrivent Phil Casoar et Eszter Balázs, restent les chiffres fournis par les communistes eux-mêmes : parmi les deux cent cinquante insurgés pendus, cinq étaient d’anciens Croix-Fléchées – soit deux pour cent. ” Rappelons que, dans une forte et belle déclaration – “ Hongrie, Soleil levant ” ­- émise, en novembre 1956, par le groupe surréaliste, ­on pouvait lire : “ Les fascistes sont ceux qui tirent sur le peuple. Aucune idéologie ne tient devant cette infamie : c’est Gallifet lui-même qui revient, sans scrupule et sans honte, dans un tank à étoile rouge. ”

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