MatooBlog

Pectus est quod disertos facit. ∼ Pédéblogueur depuis 2003 (178 av LLM).

Une deuxième langue

[Je parlais hier de fracture sociale, et voilà qu’elle m’est apparue assez incroyablement illustrée dans ce passage ce matin. C’est juste exactement ce que je peux ressentir en tant que “””banlieusard émancipé”””.]

La plupart des gosses avec qui j’avais grandi avaient quitté l’école à seize ans. Ils étaient maintenant dans les assurances ou travaillaient comme mécaniciens, ou comme chef de rayon (radio-télévision) dans un grand magasin. Quant à moi, j’avais quitté l’école sans réfléchir une seconde à tout ça, en dépit des avertissements de mon père. En banlieue, l’éducation n’était pas considérée comme un avantage particulier et ne pouvait certainement pas être vue comme quelque chose possédant une valeur en soi. Entrer jeune dans la vie était bien plus important. Mais, maintenant, je me trouvais parmi des gens qui écrivaient des livres aussi naturellement que nous jouions au football. Ce qui me rendait furieux — ce qui me portait à les haïr autant que moi-même — c’était leur assurance et leur savoir. Leur facilité avec laquelle ils parlaient d’art, de théâtre, d’architecture, de voyage. Ils avaient les mots, le vocabulaire, ils savaient tout ce qu’il fallait connaître de la culture. C’était un capital incalculable, irremplaçable.

A mon école, on apprenait le français, mais quiconque essayait de prononcer un mot correctement était immédiatement ridiculisé par ses camarades. Lors d’un voyage à Calais, nous rossâmes un Français derrière un restaurant. Fiers de notre ignorance, nous nous pensions supérieurs aux gamins des écoles privés, vêtus de leur uniforme ridicule, portant des serviettes en cuir, tandis que papa ou maman venait les chercher à la sortie, en voiture. Nous étions des gosses bien plus difficiles, nous chahutions en classe, nous nous battions, nous ne portions jamais de serviettes pour nous donner un air viril, étant donné que nous ne faisions jamais de devoirs à la maison. Nous nous vantions de ne jamais rien apprendre en dehors du nom des footballeurs, des musiciens des groupes rock et des paroles de I am the Walrus. Quelle bande d’idiots nous faisions ! Comme nous manquions d’informations ! Pourquoi ne comprenions-nous pas que nous étions béatement en train de nous condamner à n’être que des mécaniciens ? Pourquoi n’étions-nous pas capables de voir ça ? Pour les gens de l’entourage d’Eleanor, les mots difficiles, les idées sophistiquées flottaient dans l’air qu’ils respiraient dès leur naissance et ce langage était la monnaie qui avait cours pour acheter les bonnes choses que le monde peut offrir. Mais pour nous, ce ne serait jamais qu’une deuxième langue, apprise avec difficulté.

Citation extraite de “Le bouddha de banlieue” de Hanif Kureishi. Page 260.

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  • Hélas, c’est souvent à posteriori que l’on prend conscience de ce genre de choses…. une fois devenu mécanicien (pour reprendre l’exemple de bouquin)

  • Soit…
    Mais je ne partage pas [i]votre vision[/i] de la chose.
    Tout dépend du point de vue depuis lequel on se place évidemment,
    mais selon moi, un homme est un homme, et qu’il ait été dans une école privée ou dans un lycée de banlieue ne change rien au fait que s’il est gay, il le restera, s’il est beau, il le restera, etc…
    On ne juge pas un livre à sa couverture, mais à ce qu’il contient dans ses pages.
    Qu’est-ce que ça fait d’avoir eu tel ou tel bac, ou tel ou tel diplôme ? Le plus important est de savoir être nature. Pour ma part, ce n’est pas mon éducation qui m’a fait, c’est mon ressenti, mon expérience, mes peines, mes joies, mes souvenirs…
    Je vais à contre-courant de la réflexion peut-être, :gene: mais bon un commentaire est moi-centrique, n’est-ce pas ? (y’en a marre de cet hellénisme grandissant dans la langue française !! :lol: )

  • C’est un sujet que nous évoquions entre collègues il n’y a pas plus longtemps qu’hier. Heureux de pouvoir le retrouver ici aujourd’hui. Il me semble de plus en plus d’actualité. Je me demande toujours quelles solutions apporter à ce problème. Je me rappelle que, un peu plus jeune, je souhaitais passer l’agrégation de maths (ce que je fais maintenant n’a rien à voir) et que j’ai abandonné parce que j’apprenais qu’une bonne partie des profs débutants était envoyée en ZEP. Et je me rappelle m’être fait la réflexion que ce n’était pas du tout du tout ce que je souhaitais : pour moi, dans les ZEP ou les endroits difficiles dont il est question dans cet extrait, par exemple, il faut des éducateurs et non pas de professeurs, car il ne s’agit plus d’enseigner des matières, mais de donner goût à l’apprentissage. On se rend compte effectivement que le système des valeurs n’est pas le même, les références sont si différentes et si éloignées de la réalité que trop de gens ensuite ne peuvent que regretter ce qu’ils n’ont pas fait jeunes. Cependant, quand on est jeune, ce n’est pas toujours à nous de pouvoir décider (nous sommes trop jeunes pour cela, trop peu encore ancrés dans la réalité sociale) et, donc, s’il n’y a pas d’éducateurs, les risques de se perdre sont grands. Après, il est souvent trop tard.

    Contrairement au commentaire de Lulu, je pense que l’expérience est une chose, mais pouvoir faire des études est primordial. Car ce sont ces mêmes études qui permettent l’éveil. Le discours (facile) de dire qu’un homme ne se juge pas à son éducation est erroné. Bien sûr que si ! L’éducation fait toute la différence. Cela ne signifie pas que, de manière générale, une mauvaise éducation fera qu’un homme est moins homme, mais l’éducation favorise l’ouverture d’esprit, l’apprentissage, le fait de disposer d’outils dans la vie et la capacité d’avoir un jugement. On trouve toujours des exemples de personnes n’ayant pas eu ou très peu eu d’éducation et qui ont réussi, mais prêcher une cause par son exception ne me semble pas très juste.

  • moi, ça me fait un peu bizarre ce type qui regrette son inculture au passé simple (“nous rossâmes”) : je vous assure que mes élèves ne parlent pas comme ça ! il y a donc un décalage entre son discours élégant, qui déplore son manque de savoir…

  • J’aime la culture (mais quelle est finalement la définition de la culture ?) autant que je m’en méfie (surtout de la pédanterie, sa maladie, si fréquente). Par expérience, je ne suis pas certain que l’humanité d’un être dépende de l’étendue de son savoir (j’ai connu de grands Q.I. au coeur sec et aux convictions exécrables).
    J’ai aussi buté sur cette phrase de Kureishi : “Pourquoi ne comprenions-nous pas que nous étions béatement en train de nous condamner à n’être que des mécaniciens ?”
    Je signale au passage que j’ai une formation de plasticien et de théologien. Pourtant mon curriculum se résume à dix années de restauration et dix d’usine. Actuellement je postule au concours qui, avec un peu de chance, me permettra de devenir aide-soignant.
    La culture ne garantit rien.

  • J’ai beaucoup apprécié cet extrait. A tel point que je l’ai lu à une de mes classes qui est composée d’élèves plus “difficiles” (tout est relatif, ils sont juste très bavards et très peu motivés pour certains). Comme ils viennent avec des pieds de plomb à l’école et pensent qu’ils doivent juste “faire leur peine” pour pouvoir commencer ensuite la “vraie” vie, j’ai profité de cet extrait pour leur expliquer que l’école était là pour leur permettre de prendre le contrôle de leur vie, et que ce qu’ils faisaient là, c’était s’armer pour le futur pour pouvoir avoir le choix de ce que celui-ci serait. Cet extrait l’illustre parfaitement.
    Maintenant j’espère que le message est bien passé…
    Merci en tout cas pour m’avoir fourni le bon matériel pour lancer cette discussion.

  • Cette transition vers un autre monde, celui d’une culture différente, je pense que nous sommes assez nombreux à le faire. Fils d’un mécanicien et d’une couturière, je n’avais pas vraiment accès à une bibliothèque domestique ou aux autres éléments d’une famille d’intellectuels.

    Cependant, mes parents croyaient à l’éducation. Ils ne savaient pas trop ce qu’était l’université, mais ils m’ont encouragé. Ils ne pouvaient pas deviner que ça mènerait un jour à un doctorat (qui n’a pas pour autant fait de moi un médecin, vive la confusion!) mais ils m’ont permis de croire qu’il y avait quelque chose au-delà du petit monde où j’avais grandi.

    Il y a tellement d’enfants qui n’ont pas cette chance et dont les rêves se limitent à l’univers qu’ils connaissent… en partie parce que leur entourage a peur de les «perdre».

  • Sans vouloir être d’un absolu cynisme, on ne pousse personne à se cultiver simplement parceque la “culture” n’a absolument pas la capacité d’absorbtion que peut avoir la profession de “mécanicien”. Manquerait plus que tout le monde veuille devenir philisophe, docteur en histoire ou écrivain, que sais-je encore. L’éducation, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres.D’un autre côté, voir mon garagiste couvert d’huile, un Michel Foucault à la main, pourrait effectivement titiller mon imaginaire de fort intéressante façon… :langue:

    (merci de ne pas prendre de travers ce que j’écris, je suis une militante pro éducation partout et pour tous sans distinction. Ce qui me fatigue c’est qu’on puisse rester c***, avec ou sans culture)

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