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Pectus est quod disertos facit. ∼ Pédéblogueur depuis 2003 (178 av LLM).

En attendant les barbares – et autres poèmes

Encore une fameuse découverte pour l’ignorant crasseux que je suis. Aaaah c’est cool tout de même de découvrir de nouvelles choses, et de nourrir ainsi son humilité, d’avoir l’impression d’avancer un peu aussi. Grâce à une fidèle et adorable lectrice, j’ai donc lu ce recueil de poèmes de Constantin Cavafis (1863-1933). Ce type est apparemment un des écrivains grecs les plus fameux, et même globalement un des auteurs majeurs de la littérature du 20e siècle.

Il est originaire d’Alexandrie (Egypte) et a connu tous les tourments politiques de l’époque et de la région : troubles du canal de Suez, affaire de Fachoda, les événements en Chypre/Grèce/Turquie… Il reste un grand érudit de la culture hellène et écrit tous ses poèmes en grec. Ses poèmes me font penser à du Fernando Pessoa dans le charme qui se dégage de ses paroles, et dans l’expression exacerbée de ses sentiments. J’ai vraiment trouvé deux types distincts de poèmes : ceux liés à l’histoire grecque antique (ou romaine), et ceux aussi intemporels mais personnels qui évoquent ses émotions.

La poésie de Cavafis est aussi simple qu’elle se réfère à de doctes sujets. Ses oeuvres peuvent quasiment être considérées chacune comme une minuscule nouvelle. On rentre dans son jeu en quelques mots, et il récupère le mythe, il le transcende en extrayant ses personnages et en mettant en relief un élément qui l’interpelle ou le frappe particulièrement. Heureusement que les notes sont bien fournies car il faudrait sinon avoir lu tout Ovide, Polybe, Théocrite, Apollodore, Hérodote, Eschyle, Plutarque, Diodore de Sicile, Suétone, Philostrate, Nikétas, Apollonios de Rhodes, Flavius Josèphe etc. D’ailleurs, je confesse que le seul personnage historique que je connaissais c’était Césarion (Ptolémée XV), le fils de César et Cléopâtre, mais uniquement parce que j’en avais entendu parler dans « Le fils d’Astérix » (Mouaaaaaaaaaaaaarf !).

J’avoue sans vergogne que j’ai été très impressionné (plus) par les poèmes personnels, à ces petits morceaux de textes en prose dont la sensibilité à fleur de peau est proprement troublante. Quand j’ai d’abord feuilleté le livre, j’ai rapidement subodoré que Constantin devait bien être un peu homo sur les bords. Cela fut confirmé par Wikipédia, et j’hallucine toujours autant sur la manière (brumeuse) dont cela peut être évoqué dans une préface… Dire qu’une personne qui doit être un grand spécialiste de Constantin Cavafis arrive à ne pas en parler directement, ou alors en passant par un compliqué détour qui autorise les pires déductions :

Mais plus que d’une victoire sur ses inhibitions premières et sur les préjugés, plus encore que d’assumer jusqu’au bout, contre l’avis des siens, des amis proches, des critiques, une marginalité qu’il sait subversive et provocatrice, il s’agira pour lui d’aborder ces questions clés, et bien évidemment de les déborder, de manière que sont choix individuel puisse atteindre à l’universel. Tel est le sens profond de ce qu’il faut appeler sa dissidence sexuelle. La poésie n’entre pas dans le champ du possible. Elle n’oeuvre pas pour un lobby particulier, dans un but qui serait apologétique. Au contraire. Nulle propagande. Il s’agit pour lui d’affronter pleinement le regard des autres, quelle que soit l’idée, parfois sommaire, qu’on se fait de la transgression. Il s’agit de parler à tous du coeur de sa différence affichée.

Bref ! Heureusement, le poète exprime très clairement et sûrement ses préférences, et surtout sa fascination pour un érotisme et une volupté des corps. D’ailleurs plus les poèmes sont écrits tard, et plus l’auteur est explicite. Là il parle du désir…

Désirs

Beaux comme des morts qui n’ont point vieilli,
enfermé au milieu des larmes dans un mausolée splendide,
le front ceint de roses et jasmins aux pieds —
tels sont les désirs qui nous ont quittés
sans s’être accomplis ; sans qu’aucun n’atteigne
a une nuit de volupté ou à son lumineux matin
(1904)

A plusieurs reprises aussi, il évoque des anciennes amours, des amants perdus et toujours cette rémanence de la passion charnelle. Car il a beau prôner l’hellénisme, il n’en est pas moins un bougre qui n’a pas peur des actes. Les deux derniers vers sont magnifiques :

Reviens

Reviens souvent me prendre,
sensation bien-aimée, reviens me prendre —
quand la mémoire du corps se réveille,
et qu’un désir ancien tressaille dans le sang ;
quand les lèvres et la peau se souviennent,
et que les mains ont de nouveau l’impression de toucher.

Reviens souvent me prendre, la nuit,
à l’heure où les lèvres et la peau se souviennent…
(1912)

Dans ce poème, il évoque clairement l’homosexualité, et émet des opinions bien iconoclastes pour l’époque ! Il est assez fascinant de lire la manière dont il se sent concerné par les jeunes hommes dont l’homosexualité peut gâcher la vie, mais sans jamais les blâmer, ou plutôt blâmer la société. Est-ce qu’il parle pour lui ? Sa propre peur d’être découvert ?

Jours de 1896

Son discrédit fut total. spacer Des penchants amoureux
strictement réprimés spacer autant que réprouvés
(naturels cependant) spacer en furent la cause :
la société était spacer d’un rigorisme étroit.
Il perdit progressivement spacer le peu d’argent qu’il avait ;
par la suite son rang spacer et sa réputation.
Il approchai de la trentaine spacer sans avoir jamais pu garder
le même travail pendant un an spacer avouable en tout cas.
Parfois pour subvenir spacer à ses besoins, il se laissait
aller à des transactions spacer qu’on qualifie de honteuses.
Il finit par être un personnage spacer qu’on ne pouvait plus guère
fréquenter sans risquer spacer d’être sérieusement compromis.

Mais cela n’est pas tout. spacer Ce ne serait pas juste.
Davantage nous intéresse spacer le souvenir de sa beauté.
Il est un autre aspect des choses spacer qui, si l’on y regarde bien,
le fait apparaître sympathique ; spacer le montre sous le jour d’un simple
et authentique enfant de l’amour, spacer qui plus haut que l’honneur
et que sa réputation, spacer a mis spontanément
le plaisir sans mélange spacer de sa chair innocente.

Que sa réputation ? spacer Mais la société qui était
d’un rigorisme idiot spacer raisonnait autrement.
(1927)

(Nous sommes en 2006, et j’approche aussi la trentaine…)
Dans un genre connexe, il parle aussi plusieurs fois de jeunes hommes qui se vendent pour quelques sous. Des amants qu’il a payés lui-même ? On sent son irrémédiable attirance pour ces garçons rencontrés un jour, et sur lesquels il fixe toujours l’oeil du poète, à la recherche du mythe parfait, du Ganymède ou de l’Endymion.

Jours de 1909, ’10, et ’11

C’était le fils d’un misérable marin
(d’une île de la mer Egée) victime de la malchance.
Il travaillait chez un ferrailleur. Portait de vieilles hardes.
Ses chaussures d’atelier trouées et lamentables.
Ses mains étaient tachées de rouille et de graisse.

Le soir, à la fermeture de la boutique,
s’il y avait une chose qu’il désirait particulièrement,
une cravate un peu chère,
une cravate pour le dimanche,
ou si dans une vitrine il avait vu quelque belle chemise
bleu pervenche qui lui faisait très envie,
il vendait son corps pour un thaler ou deux.

Je me demande s’il y eut jamais dans les temps antiques
de la glorieuse Alexandrie un jeune homme aussi splendide,
un garçon d’une telle perfection — et cela en pure perte :
on n’a, bien entendu, gardé de lui ni statue ni portrait ;
échoué dans cette triste boutique de ferrailleur,
le travail épuisant et l’éreintante
débauche publique eurent tôt fait de causer sa ruine.
(1928)

Ce dernier poème fait parti des oeuvres inachevées, et qui a priori, n’avait pas atteint un degré de maturité suffisant pour que Cavafis le signe. Mais le ver final surtout m’a trop touché pour que je ne le partage pas. C’est tellement rare qu’on parle de poésie.

Tu restes pour moi

Sur cette photographie obscène, vendue
à la sauvette dans la rue (pour ne pas être vus de la police),
sur ce cliché pornographique,
comment pareil visage de rêve
a-t-il pu se retrouver ; que fais-tu donc ici ?

Qui sait quelle vie abjecte, crapuleuse, tu dois mener ;
quel entourage sordide était le tien
quand on t’a fait poser pour la photographie ;
quelle âme de voyou tu dois avoir.
Mais malgré cela, et pire encore, tu restes pour moi
le visage de rêve, la figure même
de l’amour grec et tout entière vouée à lui —
tu restes pour moi tel que te voit ma poésie.
(avril 1913)

« Tu restes pour moi tel que te voit ma poésie. »

En attendant les barbares - et autres poèmes

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  • 5Je crois que j’ étais mal assis pour lire ce post car en me levant j’ avais des fourmis dans les couilles et je ne savais même pas que ça se pouvait !

  • Tu donnes envie de le lire (je ne connaissais pas non, même si son nom me dit quelque chose).
    A propos des “façons brumeuses”, je crois que la palme toute catégorie revient aux Lagarde et Michard de ma jeunesse (j’ose espérer que les rééditions sont moins gênées aux entournures)
    cf. le paragraphe “Rimbaud et Verlaine” (en fait il faut deviner que le fait même qu’ils aient ainsi intitulé un paragraphe est signifiant), je le copie in extenso, sinon on me croira pas ;-) ! :

    “En septembre son rêve se réalise : il a envoyé des poèmes à Verlaine et celui-ci, enthousiasmé, l’invite à Paris. Rimbaud choque ceux qu’il approche par la grossièreté de ses manières, mais lorsqu’il quitte la capitale en juillet 1872, Verlaine le suit (cf. p 503). Ils mènent alors, en Belgique et en Angleterre, une existence errante qui inspire à Verlaine ses Romances sans paroles et à Rimbaud certaines de ses Illuminations. Finalement c’est le drame : le 10 juillet 1873, à Bruxelles, Verlaine blesse son ami d’une balle de revolver. Après sa conversion il tentera vainement de le ramener à Dieu, et ils cesseront de se voir après une dernière réunion à Stuttgart en 1875.” (édition de janvier 1972, le copyright étant de 1969 – non non je suis quand même pas si vieille, mais déjà fauchée : j’avais acheté d’occase -)
    :book:

    Je suis la première à ne pas trouver nécessaire qu’on étale la vie privée de ceux qui font un travail créatif, surtout s’ils ne sont plus là pour s’en défendre. Il y a cependant certains éléments sans lesquels on risque de mal comprendre leurs oeuvres. Et d’autres qui sont qu’ils le veuillent ou non déjà public donc autant que ça soit clair ; enfin je crois (?).

    Quelqu’un avait donc aussi tenté de “ramener à Dieu” Cavafis au mitan d’une “existence errante” ?

  • ça tombe pile poil, cette note, je reviens juste de Grèce et j’ai une envie furieuse de relire mon Cavafy. Cette drôle que tu n’ais pas trouvé cela explicite, dans la traduction Yourcenar, on ne tourne pas autour du pot.

    Allez, comme tu parles cravates, je te recopie le miroir du vestibule (traduit par la Yourcenar):

    Un vieux miroir acquis il y a plus de quatre-vingt ans ornait le vestibule de cette riche maison.

    Un jeune apprenti tailleur (athlète amateur le dimanche) entra avec un paquet. Il le remit à une personne qui l’emporta avec un reçu. L’apprenti resta seul et attendit. Il s’approcha du miroir, s’y regarda en arrangeant sa cravate. Cinq minutes plus tard, on lui rendit le reçu. Il le prit et s’en alla.

    Mais le vieux miroir qui avait reflété tant d’objets et de visages exulta d’avoir réfléchi un instant la beauté parfaite.

  • zvezdo> C’est dans la présentation (de Dominique Grandmont) que je trouve que ce n’est pas très clair. Et c’est justement en lisant le bouquin que ça m’a sauté aux yeux !! :mrgreen:

  • La traduction de Dominique Grandmont est de l’avis des héllénistes (que je ne suis pas) très au-dessus des libertés de la Yourcenar et fut accueilli avec soulagement par les amoureux de Cavafy francophones – devait-il en faire des tartines dans la préface sur sa vie privée ? Derek Jarman en a fait un film à la Derek Jarman ie très kitshissime (comme pour le Carravage dont tu nous parlais récemment). A Alexandrie, on peut visiter son appartement rue Lepsius, du nom d’un architecte français, se promener comme lui le long de la Corniche face au Cecil Hotel et s’asseoir comme lui à un café grec en imaginant ce que fut la vie dans cette ville aujoud’hui enlaidie mais encore mythique et poétique, où se mélangaient heureusement avec la population arabe les communautés grecques, italiennes, libanaises, françaises, juives. Les très récents évemnements violents qui ont secoué la ville (attaques contre les coptes) démontrent si besoin en était que tout cela est bien loin…. On peut plus simplement de Paris se procurer le livre de Daniel Rondeau sur Alexandrie ou revoir les films autobiographiques de Youssef Chahine : “Alexandrie, Pourquoi ?” et “Alexandrie Encore et Toujours” (intéressants là-aussi pour voir comment un artiste non musulman mais né en Egypte comment jongle entre franchise et faux-semblants pour nous parler de sa vie privée et des libertés de l’époque par rapport à celle d’aujourd’hui en Egypte).

  • Je me permettrai d’ajouter que Cavafy (ou Cavafis) était un ami de Forster, qui attendit des années avant de publier son “Maurice”. Peut-être même ne l’a-t-il publié qu’après sa mort…
    L’homosexualité était si étrangement perçue, alors, et jusqu’au début des années 80, date à laquelle l’association psychiatrique internationale a décidé que ce n’était PLUS une maladie mentale, qu’il ne faut pas en vouloir aux rédacteurs de manuels pour l’éducation nationale…
    Je suis prof d’histoire-géo et d’éducation civique et je peux témoigner que ce sujet, surtout chez ceux de mes élèves (et ils sont nombreux) venus de pays moins “laïques” (et plus musulmans ou catholiques intégristes d’Afrique Noire…), est toujours tabou…
    Les cours sur l’art de la Renaissance et “la création d’Adam” vue par le pédé (sado-maso, en plus !!!) Michel-Ange, ben, faut s’accrocher pour les faire !

  • J’étais bien plus âgé que toi lorsque j’ai découvert Cavafis… On peut toujours voir un film grec qui raconte sa vie au cinéma Accatone,
    rue Cujas (Paris 5e).

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