MatooBlog

Pectus est quod disertos facit. ∼ Pédéblogueur depuis 2003 (178 av LLM).

Il voudrait supplanter Satan

Il s’adresse à l’imam :
— Haj Salah, tu es un homme de bien. C’est pourquoi nous faisons appel à toi. C’est vrai, nous n’avons pas été tendre avec les Anciens. Mais ce n’était nullement par insolence. Le monde change et ils refusent de l’admettre… Depuis l’indépendance, notre pays n’a de cesse de régresser. Nos richesses souterraines ont appauvri nos convictions et nos initiatives. Des traîtres se sont amusés à nous faire passer des gourdins pour des mâts de cocagne. Ils nous ont initiés aux vanités cocardières, à la démagogie. Durent trente années, ils nous ont menés en bateau. Bilan : le pays est sinistré, la jeunesse dévitalisée, les espérances confisquées. Partout s’accentue le renoncement. Plus grave : après avoir perdu notre identité, nous sommes en train de perdre notre âme.
Kada se tait. Cheikh Abbas se taisait toujours de cette façon, subitement, pour raviver l’attention.
— Nous disons “ça suffit !”.
Smaïl Ich hoche la tête :
— Ça suffit.
— Ainsi est née la Mouvance. C’est Dieu qui a inspiré le Front. Il a eu pitié de cette nation décontenancée qu’un ramassis de faux jetons menace d’anéantir à coups d’abus de confiance et d’autorité, de népotisme outrancier, d’incompétence flagrante et de dépravation. Nous avions le plus beau pays du monde, ils en ont fait une porcherie. Nous avions une certaine légitimité historique, ils en ont fait une usurpation. Et ils ont miné tous nos horizons… C’est pour quoi nous disons “ça suffit”.

— Ça suffit, répète Smaïl d’un air absorbé.
— Nous, partisans du FIS, avons été corrects. Nous avons travaillé et prouvé ce dont nous étions capables. Le peuple a opté pour nos principes et notre idéologie. Mais le Pouvoir Voyoucratique refuse de se rendre à l’évidence. Il a délibérément choisi de jouer avec le feu. C’est pourquoi nous lui proposons, aujourd’hui, celui de l’enfer.
Haj Salah lève la tête sur le silence qui vient de tomber dans la cabane. Tej s’est coupé le doigt sur la lame de la machette. Youcef a maintenant deux braises sous le front. Seul Smaïl continue de hocher la tête.
— Et la guerre est là, dit Kada.
— La guerre est là, répète Smaïl.
Haj Salah est fatigué. Le sommeil le gagne et les douleurs lancinantes de ses articulations le relancent.
— Qu’attends-tu exactement de moi, fils des Hilal ?
— Une fatwa.
— Je n’ai pas l’érudition requise. Je ne suis qu’un imam de campagne dont le modeste savoir s’étiole et dont la mémoire est de plus en plus défaillante.
— Tu es l’imam du village depuis quarante ans, intervient Tej exaspéré par la volubilité emphatique et superflue de Kada. Tu es juste et éclairé. Nous voulons que tu décrètes la guerre sainte.
— Et qui est donc l’ennemi ?
— Tous ceux qui portent le képi : gendarmes, policiers, militaires…
— Jusqu’aux facteurs, ironise Smaïl faussant d’un coup la solennité que Kada avait mis longtemps à fignoler pour impressionner l’imam.
Haj Salah reste silencieux pendant une minute, prostré, la tête dans les mains, comme s’il refusait de croire à ce qu’il vient d’entendre. Le moment qu’il redoutait est là. L’ogre se réveille en l’enfant qui ne comprend plus pourquoi, soudain, le besoin de châtier supplante celui de pardonner. Le poète avait raison : il y a immanquablement une part pour le Diable en chaque religion que Dieu propose aux hommes ; une part infime, mais qui suffit largement à falsifier le Message et à drainer les inconscients sur les chemins de l’égarement et de la barbarie. Cette part du Diable c’est l’ignorance. Sidi Saïm disait : “Il y a trois choses qu’il serait contre nature de confier à l’ignorant. La fortune, il en pâtira. Le pouvoir, il tyrannisera. La religion, il nuira autant à lui-même qu’aux autres.” Haj Salah tremble. Au commencement, il y eut la tendresse de Dieu conscient des épreuves dressées naturellement devant la plus accomplie, mais aussi la plus vulnérable de Ses créatures, celle qui naît dans la douleur, qui ne doit sa survivance qu’à un combat acharné, de ses premières dents à ses dernières volontés. Mais les hommes ne savent pas lire dans les Signes. Ils les interprètent selon leurs convenances. Ils font du rêve une utopie, de la lumière des bûchers, et ils deviennent injustes et insensés.
Haj Salah émerge de sa perplexité. Faiblement. Il n’a pas la force de passer la main sur son visage ruisselant. Il regarde tour à tour Kada, Tej, Youcef, Smaïl et dit :
— Savez-vous pourquoi Dieu a ordonné à Abraham de lui sacrifier son fils chéri ?
— Bien sûr.
— Pourquoi ?
— Pour tester la foi d’Abraham, dit Youcef.
— Blasphème ! Oserais-tu insinuer que Dieu doutât de Son prophète ? N’est-il pas l’Omniscient ?… Dieu avait seulement un message pour les nations entières. En demandant à Abraham de tuer son enfant au haut de la montagne, puis en lui proposant un bélier à la place de l’enfant, Il voulait faire comprendre aux hommes que la Foi a ses limites aussi, qu’elle s’arrête dès lors qu’une vie d’homme est menacée. Car Dieu sait ce qu’est la vie. C’est en elle que réside toute Sa générosité.

Le sac en toile est déposé au milieu du pont de façon à ce qu’il soit vu par le premier venu. Il est recouvert de mouches bourdonnantes. Sa puanteur a fait fuir les oiseaux. Jelloul est en état de choc. Quelque chose a fulguré dans son esprit tourmenté et l’a renvoyé très loin dans le passé. Il se revoit enfant drapé dans une gandoura rafistolée. C’était un matin d’hiver 1959. Il pleuvait. Jelloul portait son déjeuner à son père, palefrenier chez les Xavier. Sur le pont, il avait trouvé un sac — exactement comme celui d’aujourd’hui — duquel émergeait une tête humaine. Parce qu’il ne comprenait pas tout à fait, parce qu’il ne pouvait ni s’enfuir ni hurler, Jelloul avait sombré dans la folie.
Le nouveau sac en toile sur le pont contient lui aussi la tête tranchée d’un homme. Celle de l’imam Haj Salah. Jelloul porte ses mains à ses tempes et se met à hurler, à hurler…

Citation extraite de “Les agneaux du Seigneur” de Yasmina Khadra. Page 124.

La tuerie dure depuis deux ans déjà. Après les “sbires” du Pouvoir, leurs collaborateurs et les récalcitrants, la barbarie déploie ses tentacules un peu partout. Des fellahs, des instituteurs, des bergers, des veilleurs de nuit, des enfants sont exécutés avec une rare bestialité. Les gens commencent à trouver de moins en moins de témérité rocambolesque aux agissements des islamistes. On s’aperçoit que ce sont toujours les misérables que l’on tue, que plus personne n’est vraiment à l’abri. Des fillettes sont enlevées, violées et dépecées dans les bois. Des garçons sont recrutés par la force, endoctrinés. Les boutiquiers sont rackettés. Les oisifs sont enrôlés à leur insu. Ils deviennent d’abord guetteurs, puis receleurs, enfin sans crier gare, ils se réveillent avec un fusil dans les bras. Le temps de réaliser ce qui leur arrive, trop tard : leur doigt a déjà appuyé sur la détente.
Kada Hilal respire. Tej Osmane avait raison. Au début, quand il s’est vu à la tête d’une trentaine de volontaire dont la moitié s’était évanouie dès les premiers accrochages avec les forces de sécurité, il a été sur le point de déposer les armes et de s’enfuir vers un pays étranger. Mais Tej veillait au grain. Les pertes ne le faisaient ni fléchir, ni reculer. Il disait : “Ne désespère surtout pas, mon cher émir. Nos recrues sont légion. Elles nous attendent au pied des murs, au fond des cafés, dans le désarroi et le dégoût. Il suffit d’un signe pour les mobiliser. Quand bien même elles ne croiraient pas en notre idéologie, lorsqu’elles prendront conscience du danger qu’elles représentent, du butin à ramasser, lorsqu’elles se rendront compte que la vie, les biens des autres leurs appartiennent, chacune d’elles de découvrira l’envergure d’un petit dieu… La misère ne croit pas aux havres de paix. Enlève-lui sa laisse, et tu la verras se ruer sur le bonheur des autres. Si tu veux miser sur un monstre qui dure, choisis-le parmi les plus démunis. D’un coup, il rêvera d’un empire jalonné d’abattoirs et de putains, et dès lors, s’il disposait d’une paire d’ailes, il voudrait supplanter Satan.”

Citation extraite de “Les agneaux du Seigneur” de Yasmina Khadra. Page 135.

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  • Je vais devoir lire le livre en entier pour comprendre le choix de ces extraits ; j’en était restée à “mon âme est à l’étroit dans ce corps si petit”

  • Le politiquement correcte, dont profite largement certaine “élite Algérienne”, fait qu’aujourd’hui vous regardez cette “histoire” par le bout de la lorgnette. Ils vous présentent une version hollywoodienne des événements…

    Les bons Vs Les méchants … mais non ! t’as rien compris les méchant sont pas totalement mauvais … ils ont du pétrole !!!

    j’y étais, mais on oublie de parler des autres, je parle de tous le gens qui n’était ni avec les un … ni avec les autres… ma famille, mes amis … Et croyez moi on ne valait pas grand chose ni pour les un ni pour les autres….

    Vous excuserez les fautes …
    merci
    Un Algérien

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