Avec un mari à moitié réunionnais, je tends forcément l’oreille quand j’entends parler de choses relatives à cette île. J’avais déjà entendu ce terrible épisode où l’État français a décidé de placer des enfants réunionnais dans des familles de métropole, et notamment dans la Creuse et des départements fortement désertés par l’exode rurale. Entre 1962 et 1984, ce sont plus de deux mille enfants (peut-être plus) qui ont été retirés de leur famille pour être placé ou adopté en France métropolitaine. Il s’agissait de familles pauvres ou en difficultés, et donc des assistantes sociales “vendaient” à des parents la possibilité pour leurs enfants d’étudier et d’avoir une vie meilleure en métropole, quand ce n’était pas des entourloupes qui se finissaient par des quasi enlèvements d’enfants. Et certains enfants ont été adoptés comme s’ils étaient orphelins, d’autres ont été placés comme des ouvriers agricoles et parfois totalement abusés (sévices, conditions de vie déplorables, racisme etc.). Bref, même si certaines familles qui ont adopté étaient des gens bien et aimant, globalement ce déracinement forcé et ce traitement post-colonial est clairement considéré aujourd’hui comme un épisode dégueulasse de notre histoire.
Ce livre d’Ariane Bois, qui est également journaliste, est un roman qui illustre tout cela. On sent vraiment la reporter derrière les lignes, et l’aspect documentaire du roman est prépondérant. D’ailleurs c’est selon moi un de ces défauts en tant que roman. Je me demande si au final, je n’aurais pas préféré un bouquin d’investigation, même si ce roman lui permet d’explorer à travers une histoire individuelle un parcours et une situation plus sensible et touchante. En tout cas, je n’ai pas été saisi par le style de l’auteur, c’est une narration assez basique et sans relief. Mais ce qui fonctionne c’est l’intrigue et l’histoire ! Elle a choisi d’incarner ce scandale par une petite fille, Pauline Rivière, que l’on suit de sa petite enfance sur l’Île de la Réunion à son arrivée en France, puis toute sa vie, et jusqu’à l’opiniâtreté de sa propre fille qui déterre un passé complètement enfoui.
Ariane Bois profite de cette petite fille pour décrire toutes les situations qui ont pu arriver à ces enfants, des plus tragiques à des issues positives de personnes qui s’en sont, bon an mal an, sorties, mais jamais complètement indemnes. Tout commence dans les années 60, dans un quartier pauvre du Tampon sur l’Île de la Réunion, Pauline et sa petite sœur sont embarquées sans bien comprendre ce qu’il se passe par une assistante sociale. Elles se retrouvent en métropole, et rapidement on leur apprend qu’elles vont être séparées et placées dans des familles distinctes. Les enfants ont froid, ne comprennent pas toujours bien le français d’ici, et sont terrorisés d’être séparés de leurs parents, de leur fratrie. Pauline se retrouve chez des paysans, où elle est considérée comme la “petite fille” du mari de l’agriculteur. Mais il y a aussi un autre petit garçon réunionnais qui est déjà là, qui dort avec les animaux dans le froid, qui mange les restes, et qui se fait battre régulièrement. Il finira même par se suicider, ce qui provoque le départ de Pauline dans une autre famille.
Là c’est une nouvelle vie plus positive et douce, chez des gens de la ville qui l’adopte la considérant comme orpheline. Et là, chose incroyable, on lui change son prénom (avec une maladresse bienveillante éhontée de la famille)… Pauline Rivière devient Isabelle Gervais, et cette dernière oubliera tout avec les années. Elle oubliera sa petite sœur, son nom, ses parents biologiques, toute son histoire. En apparence, tout va bien, et matériellement elle est heureuse, mais l’adolescence révèle des tas de problèmes, de non-dits, et cela se poursuit jusqu’à une vie à peu près stabilisée avec un mari et des gamins. C’est la fille d’Isabelle/Pauline qui à force de recherches et de curiosité sur ses propres racines va découvrir ce qui s’est passé, et va essayer de réparer ou en tout cas de révéler dans un premier temps.
Vraiment l’histoire est dense et assez haletante, mais au final on sent bien le prétexte à des explications documentées, que ce soit sur les typologies de personnes rencontrées (des gens détestables comme des gens très aimant, une administration en mode grande muette) ou bien les mécanismes administratifs, et les décisions politiques qui paraissent complètement obsolètes aujourd’hui, dans leur saveur post-coloniale particulièrement méphitique. Donc je reste un peu dubitatif sur les qualités romanesques et documentaires, qui viennent chacune ronger les autres dans un entre-deux qui ne me satisfait pas complètement.
Mais le roman a le mérite d’être anecdotique et de faire passer aussi les sentiments au-delà des faits administratifs. On se concentre sur des personnages dont on sait qu’ils illustrent parfaitement le ressenti de milliers d’enfants dont on a bouleversé les existences, même si c’était parfois avec la volonté de bien faire. Et j’imagine que cette forme touchera beaucoup de gens, plus que par un livre politique ou un film documentaire, donc c’est une bonne chose.