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Pectus est quod disertos facit. ∼ Pédéblogueur depuis 2003 (178 av LLM).

L’Évaporée (Fanny Chiarello et Wendy Delorme)

J’ai découvert le blog de Fanny Chiarello via la copine Gilda vers 2021, et je suis devenu très fan de ses photos et ses écrits en ligne. Mais quelle stupéfaction quand j’ai appris qu’elle avait sorti un roman écrit avec Wendy Delorme. Cette dernière est une écrivaine de talent mais aussi une militante queer que j’ai connue de manière inopinée alors que je m’apprêtais à emménager avec mon (futur) mari. Je raconte ça en prologue d’un de ses romans que j’ai lu.

Donc ça m’intéressait énormément de découvrir ce roman écrit à quatre mains, mais encore plus en découvrant sa genèse. Les deux femmes se sont rencontrées à un événement littéraire et queer en 2018, et elle ont bien accroché mais ne se sont jamais revues, faute d’une occasion et de chemins divergents, la vie quoi ! Mais lorsque Fanny Chiarello a eu envie de partager une expérience d’écriture à quatre mains, et alors qu’elle venait de vivre une rupture très douloureuse, elle a proposé à Wendy qu’elles essaient de faire cela toutes les deux. Et le roman est ainsi composé. Deux autrices, deux personnages, deux protagonistes d’une histoire d’amour terminée, c’est Jenny (Fanny Chiarello) qui entame ce premier chapitre, et après l’avoir envoyé par email à Wendy Delorme. C’est Ève (Wendy Delorme) qui prend la suite, et ainsi de suite. Apparemment elles se sont un minimum entendues sur une structure ou des bribes de “background”, mais assez peu pour que le roman se nourrissent de cette vue bicéphale, et que l’on soit bien en présence des deux versions de l’histoire avec tous ses biais et sa partialité. Elles ne se sont rencontrés, pour la seconde fois donc, que lorsque le romain était presque achevé.

J’ai beaucoup aimé ce roman qui possède réellement deux voix, mais qui tisse un merveilleux lien subtile entre les deux narrations. On sent (enfin c’est mon ressenti, donc peut-être complètement faux) que Jenny est beaucoup plus Fanny qui fait de l’autofiction, et que Ève/Wendy est plus dans la littérature et dans un personnage connexe au sien. Mais les prémisses se ressentent avec une acuité assez troublante, Jenny étant celle pour qui la rupture est au centre de son monde, un monde qui est dévasté, tandis qu’Ève repart dans sa grande ville et dans son tourbillon de la vie. Malgré tout cette dernière paye aussi son tribut à cette relation fondatrice et passionnelle qui continue à la marquer.

J’ai adoré ce passage où Jenny explique comment elle a quitté sa métropole pour retourner à son terroir, et c’est évidemment en résonnance avec le blog de Fanny.

Je me demande ce que tu fais, toi, dans ta foutue capitale asphyxiée. Tu as désormais tout le temps de t’immerger dans le travail, sans interférence de mon encombrant amour, je t’imagine frétiller devant l’immensité de la tâche, armée de ton téléphone et de ton carnet, comme je le fais au seuil du jardin, gantée de vert, une binette à la main gauche et une bêche à la droite.

Moi aussi, J’ai aspiré à la reconnaissance de mes pairs comme si elle pouvait ratifier mon existence, moi aussi, j’ai souhaité compter dans mon milieu professionnel ; moi aussi, j’ai souri de côtoyer les gens dont la ville aime prononcer le nom, j’ai souri le dos bien droit comme un gamin sur un poney, mais quand je rentrais chez moi et me remémorais ma soirée au sommet, je ne visualisais qu’une image figée, de ces images que véhiculent la publicité, les réseaux sociaux et les vidéo-clips, où tout le monde semble débordé par l’intensité de sa joie. Ce n’était pas ce vers quoi je tendais quand j’ai fui le territoire sans prestige de mes origines : je rêvais d’écrire des textes qui feraient trébucher les définitions du roman, de la poésie et même du scénario, car j’étais aussi une cinéphile, sûre de mon regard, d’une arrogance presque touchante.

Puis je me suis perdue. Je ne m’en suis pas rendu compte avant longtemps, je parlais trop fort, mais la prise de conscience m’a fait l’effet d’un coup de batte dans le nez. Je suis revenue ici. C’est une forme de retraite anticipée, non pas de l’écriture mais du genre de choses qui, toi, t’animent encore et que tu appelles le besoin de te prouver à toi-même ceci ou cela – le COD varie, au fond il pourrait Jussi bien ne pas y en avoir ou ce pourrait être toi-même, oui, c’est ca, tu voudrais te prouver toi-même à toi-même. Mais tu ne me feras pas croire que tu ne cherches pas également cette preuve dans le regard des autres. Je m’y suis fourvoyée, moi aussi. Puis je suis revenue à plus d’humilité, littéralement: je suis revenue à la terre. À celle que j’ai fuie dès mes dix-huit ans, celle qu’ont creusée mes grands-pères et que mes grands-mères ont triée pour la société des houillères, celle que j’aime aujourd’hui effriter à mains nues avant de lui confier ma subsistance future. Elle me console de mes illusions perdues, me réconcilie avec mon espèce et, un jour, elle me fera un linceul moelleux et chaud, généreux.

L’Évaporée (Fanny Chiarello et Wendy Delorme) page 42

Il y a aussi des passages très forts et qui m’ont touché où elles parlent de leur amour avec une passion dévorante, et pour Jenny souvent avec une bande sonore ou des références culturelles pour ajouter encore des pistes de compréhension de ses émotions au-delà même de ce que l’écriture lui permet d’exprimer.

La beauté d’Ève me donnait envie de rire, de pleurer, de mourir, de hurler, de courir plus vite que jamais, de me rouler dans la terre et d’y enfouir la tête. Elle le fait encore. Je serais incapable aujourd’hui de trouver une quelconque forme de beauté à celles des femmes que j’ai un jour vénérées mais qui se sont révélées toxiques ou violentes; je me rappelle avoir aimé leurs visages, ces mêmes visages qui désormais m’apparaissent comme obscènes.

Malgré la violence qu’elle exerce sur moi par voie de silence, je n’arrive pas à relire les traits de l’Évaporée, à réinterpréter leurs expressions pour leur trouver une hideur grimaçante. Quand je me remémore son visage ou compulse mes dossiers de photos (Ève en hiver, Ève au printemps, Ève en été, Ève en automne, Ève vêtue, Ève cul nu, des milliers d’Ève diversement sublimes), j’ai dans le ventre une supernova – de celles que l’on voit sur les disques de Christine Ott, une forêt en feu sombrant dans un gouffre infini, une explosion de lave dorée esquissant un crâne, tout mon être se fissure, en moi la lumière aveuglante et l’obscurité insécable s’entredévorent, la musique pourrait aussi être celle de cette compositrice, un extrait de Chimères (pour ondes Martenot), et moi, je pourrais mourir.

L’Évaporée (Fanny Chiarello et Wendy Delorme) page 138

Du côté d’Ève, on sent les émotions moins à fleur de peau, ou en tout cas beaucoup plus intellectualisées et remises en question, ou passées au tamis de ses autres relations, et avec une justification sans cesse renouvelée des raisons de la rupture, du manque de l’autre et du bien-fondé de ses décisions.

Le roman est assez court et se lit rapidement, c’est une bonne chose car on tournerait un peu en rond sinon, et je crois que le côté cadavre exquis y trouverait vraiment ses limites (même si encore une fois, les textes se répondent très peu). C’est en tout cas merveilleusement lesbien et très bien écrit, avec des points d’orgue amoureux qui sont particulièrement bien troussés, et une histoire à quatre mains (en réalité huit entre Jenny, Fanny, Wendy et Ève ^^ ) dans laquelle on plonge avec un réel plaisir, tout en célébrant une écriture créative et originale.

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