Oh là là, bien sûr que je me devais de lire ce précieux ouvrage. Un essai écrit à 8 mains, et 8 pédés qui s’interrogent justement sur leur “pédérité” et cette notion même. Je parle à peu près depuis vingt ans ici du retournement du stigmate et de cette étrange réappropriation d’une insulte qui a marqué ma propre enfance et adolescence, mais qui est devenue aussi curieux emblème de mon émancipation et ma liberté d’aujourd’hui. Quand beaucoup de jeunes gens queer sur les Internets en mode SJW ont commencé à partir à la chasse à l’insulte “pédé”1, ces jeunes gens là poursuivent la réappropriation jusqu’à en proposer une sorte de “sororité pédée” : une pédérité.
J’ai eu un peu peur quand j’ai lu le bouquin en pensant que ça me tomberait des mains en roulant beaucoup trop les yeux vers le ciel. Mais c’est tout le contraire qui est arrivé. Car ce ne sont pas quelques stances militantes lancées en tombereaux sur un réseau social ou un fil de touites d’assertions excluantes de toute réflexion nuancée. Bien au contraire, ce sont des textes posés et réfléchis, qui proposent et assument la nuance, tout en conservant des opinions fortes et tranchées. J’ai beaucoup aimé aussi la diversité des personnes et des écrits, on a vraiment de tout entre de l’essai très philosophique ou plus journalistique, des témoignages très personnels, des professions de foi militantes et engagées, ou des formes mixtes très inspirées et parfois carrément poétiques (selon moi ).
J’ai tout de même de temps à autre levé les yeux au ciel, mais vraiment très peu par rapport à ce que je redoutais. Et j’en suis plutôt ressorti avec un peu d’espoir pour l’humanité gay, ce qui fait toujours du bien. Il faut savoir que je n’étais pas spécialement optimiste sur ma propre génération non plus (et je ne suis pas moi-même le militant le plus exemplaire, je le reconnais). Outre cela, je n’ai jamais été non plus un chantre du “c’était mieux avant”. Mais là je me suis dit, que ces personnes là ont bien fait de sortir ce livre, au moins juste pour me faire ce plaisir à moi. Hu hu hu.
On va trouver dans le livre les textes des auteurs suivant : Anthony Vincent (Peau noire, masque arc-en-ciel), Camille Desombre / Matthieu Foucher (Pédé·s dans la peau), Adrien Naselli (Mickaël), Ruben Tayupo (Pas de frontières dans nos fiertés), Nantené Traoré (Fille à), Julien Ribeiro (Untitled – Portrait of a Silent Fag, 2022), Jacques Boualem (Zemel), Florent Manelli (Paris – Perpignan). Un des passages qui m’a tapé dans l’œil est celui qui justement s’empare selon moi le plus de cette notion de pédérité, notamment en reprenant Monique Wittig (à qui nous devons tellement), et en s’inspirant de ses pensées sur les lesbiennes. Et ça m’a plu aussi que les pédés s’inspirent des goudous pour une fois.
Politiquement, l’idée que les gays sont « des hommes » m’a toujours paru à côté de la plaque. Assez limitée politiquement. Depuis longtemps, quand j’observe les mecs hétéros, les vrais mecs, je me dis qu’on n’est pas câblés de la même manière. Mais avec les années, cette intuition s’est précisée : pédé est un genre en soi. Dans La Pensée straight, Monique Wittig avance que la différence des sexes et les catégories hommes et femmes n’existent que dans un rapport de domination, afin de justifier l’exploitation des secondes par les premiers au sein du régime politique de l’hétérosexualité. Lors d’une célèbre conférence de 1978, elle conclut : « les lesbiennes ne sont pas des femmes » – et provoquera un tollé à l’époque. À partir de la matrice lesbienne matérialiste wittiguienne, on peut également arguer que, ne tuant pas, n’abusant pas, ne violentant pas et n’exploitant pas les femmes dans la vie domestique, les gays ne sont donc pas des hommes non plus.
Camille Desombre / Matthieu Foucher (Pédé·s dans la peau)
Et ça, ça m’a touché car j’ai vécu la même chose il y a plus de 25 ans, mais je hurle sans arrêt depuis, c’est mon seul carburant.
Je suis pédé, ce n’est pas qu’une question de fierté, c’est désormais un cri que je pousse dans le silence assourdissant de l’indifférence, dans la brutalité des clichés, dans la violence de l’oppression. Je le hurle à chaque coin de rue parce que c’est comme cela que je me sens vivant désormais, que j’existe, que chaque matin je peux poser un pied devant l’autre.
Florent Manelli (Paris – Perpignan)
Décidemment, j’ai beaucoup aimé le texte de Florent Manelli, et je pourrais vraiment écrire la même chose. Avec peut-être un modèle un peu plus inclusif ou le genre queer finit vraiment par épouser le genre humain, simplement et totalement. C’est mon utopie à moi ça.
Je veux désormais vivre dans un endroit où je ne serai pas obligé de faire mon coming out quasiment chaque jour, où je pourrai m’extirper de modèles de masculinité étouffants, un endroit où tout ce qui a été vu chez moi comme un défaut sera, ici, considéré comme un bonheur, une joie, une beauté. Je veux utiliser cette énergie pour lutter, construire un avenir pour ma communauté, pour moi. Les lieux de vie autonomes et communautaires en dehors des villes répondent, je crois, à ce besoin. Peut-être que la quête d’une spiritualité gay, d’une autonomie collective, politique et économique est possible et que je devrais me diriger vers elle ?
Florent Manelli (Paris – Perpignan)
Et ça c’est ma conclusion, parce que c’est une phrase pompier à mort, totalement Drama Queen et hurlante, et donc que je fais mienne en absolue et assumée symbiose. Le bouquin vous tire vers le haut, même si justement c’est parfois un peu “too much”, mais un peu de lyrisme fait tellement de bien, et c’était aussi sans doute ce que j’avais besoin de lire, encore un de ces trucs qui me font espérer que l’on est encore capable de s’émanciper un peu plus, et par là même de libérer la pédérité en nous tous et toutes.
Ce petit feu intérieur, qui crépite à chaque seconde et qui a failli me brûler pendant tant d’années, j’ai désormais appris à le manipuler pour ne plus me blesser. Avec ma voix enflammée, mon corps embrasé et mes phrases ardentes, désormais je vais tout brûler, je le sais.
Florent Manelli (Paris – Perpignan)
Edit du 15/12/2023 : Ci-dessous un échange avec Camille Desombre qui précise un peu l’adoption réelle de la “pédérité”.
juste une petite précision : l’idée de pédérité n’est pas forcément une proposition collective, mais bien une des idées centrales que je défends et théorise dans mon texte (je précise parce que je ne suis pas sûr que tous les auteurs s’y reconnaissent)
Et ma réponse : Ahah tu fais bien de préciser, mon idée n’était pas forcément que ce soit la même pour tous les auteurs, mais que tout le monde en défendait une forme et une définition. Avec même pour certain une forme de défiance sur un mythe, mais c’est vrai que je n’ai pas brodé là-dessus. Et c’est ma propre lecture implicite qui implique donc de grosses erreurs. Huhuhuh. Merci pour le complément, je vais rajouter cela. Et merci pour cette notion qui m’enchante comme tu peux le lire.
- C’est un procédé largement utilisé par les homophobes eux-mêmes pour faire bannir des réseaux sociaux (j’ai subi ça n fois) les homosexuels utilisant le terme entre eux. ↩︎
Merci pour le billet et le partage des extraits. Les typologies sont faites pour tenter de décrire le monde et ne font qu’approcher des objets complexes et c’est ce qui est passionnant. Moi qui me demande toujours ce que je suis et comment me classer, qui n’ai vraiment pas assez lu ni discuté de tout ça, j’ai l’intuition depuis longtemps que les hommes hétérosexuels sont des pédés qui n’ont jamais voulu le voir et passent leur vie à se « venger » de ça, d’une manière ou d’une autre. Mais je dis sûrement de très grosses bêtises.
Oh mais tu ne dis surtout pas de bêtises selon moi. Quand je parle d’inclusion queer, je vais trèèèès trèèèèès loin dans mon acception de la chose et acceptation de tout ce qui ne rentre pas dans le carcan très étroit du patriarcat.
Personnellement, je pense que cette quête de la communauté homosexuelle pure est un bon moyen de se rendre très, très malheureux.
D’abord, il faudrait trouver des gens qui auraient, par un hasard incroyable, la même définition que soi de l’homosexualité… et quand bien même, cela n’empêcherait pas le jugement, le mépris, le rejet. Et le rejet puissance mille, puisque que le rejet par les personnes envers lesquelles on idéalise un fusion communautaire idéale.
Pourquoi vouloir être fier de telle ou telle caractéristique, telle ou telle « identité » ? On ne peut pas être fier d’être, tout simplement ? Être tel quel ?
(Merci pour tes post Matoo, qui me font bien réfléchir )
Je comprends tes remarques, et c’est vrai qu’aller à l’extrême de la communauté et de ses micro-niches pourrait avoir un effet opposé à celui recherché. Mais il me semble que c’est plutôt une histoire d’affirmation et de reconnaissance finale de sa propre singularité. Ce n’est pas forcément pour se séparer ou se reconnaître différent pour la différence, je pense que ça peut juste être une affirmation de soi. Et c’est aussi un cheminement, c’est quand on est allé au bout de la réflexion, qu’on peut plus facilement se fondre dans le grand tout de l’humanité.
Mais oui je te rejoins, c’est casse-gueule. J’y vois en revanche plus les vertus que les vices dans tout ça. Et ma propre expérience conclurait sur un bilan positif dans mon parcours d’émancipation et de “pédérité”.