De la part d’Audiard, on pouvait compter sur un film de bonne facture, car il y a des hauts et des bas, mais c’est vraiment le cinéaste français le plus doué de sa génération. Et j’ai vraiment bien aimé Emilia Pérez, évidemment les résultats de Cannes avait déjà donné quelques indices à ce sujet.
C’est un film français étonnant puisqu’il est hispanophone, et l’histoire se passe principalement au Mexique. En plus de cela, c’est un film de femmes et avec un prétexte queer tout à fait singulier et saisissant, et c’est un film musical, pas vraiment une comédie musicale, mais un truc proche selon moi d’Annette et sa vigueur “opératique”. Les héroïnes, Zoe Saldana, Selena Gomez et évidemment Karla Sofía Gascón, sont parfaites et merveilleusement solaires dans leurs rôles respectifs, et rien que pour elles, le film en vaut largement la peine.
On suit les péripéties d’un narco-trafiquant mexicain (Karla Sofía Gascón) qui enlève une avocate, Rita (Zoe Saldana), et qui lui demande de l’aide pour faire une transition de genre et changer radicalement de vie. Il devient alors Emilia Pérez, se fait passer pour mort, et met sa famille à l’abri en Suisse. Mais quelques années plus tard, Emilia ne tient plus et fait revenir sa famille au Mexique en se faisant passer pour une cousine du trafiquant décédé. Rita et Emilia s’associent pour lancer une association qui recherche les personnes victimes des trafics de drogue, et cette dernière tente ainsi de se racheter.
Je rapprochais donc le film d’Annette car on est sur une sorte de tragédie en quelques actes avec des intermèdes musicaux qui viennent soit relever, alléger ou rendre encore plus graves et “passionnelles” certaines scènes. Les chansons sont particulièrement réussies, et les quelques scènes musicales sont vraiment utiles à la narration, tout en ajoutant une dimension surréaliste et une mise en avant marquée des émotions des personnages. Avec la langue espagnole et ces héroïnes hautes en couleur, on est forcé (en tout cas, moi ) de faire des comparaisons avec le cinéma d’Almodovar. On retrouve vraiment des similitudes selon moi, même si ça peut paraître un peu léger.
Mais surtout le film est, comme toujours chez Audiard, remarquablement filmé, avec aussi sa dose de violence (ambiance cartels mexicains…) et d’actions qui donnent un rythme très soutenu à ces 2h10 de film. Entre cette histoire plutôt palpitante, les scènes musicales (Zoe Saldana lors de la soirée de bienfaisance est notamment un moment génial) qui sont comme suspendues dans la narration, et le jeu des trois comédiennes, on est pris et enveloppé dans l’intrigue, et le tout est fichtrement haletant.
Après sur le traitement de la transidentité, il faut en dire un mot. En tant que petit cisgenre, et comme beaucoup de me coreligionnaires, j’ai trouvé qu’Audiard, en boomer accompli, n’a pas fait de conneries énormes. Certes ce n’est pas un film pour donner une bonne image à une héroïne transgenre, mais on a une histoire qui met merveilleusement en valeur une superbe actrice trans, et on comprend parfaitement l’espoir qu’elle nourrit en faisant une transition qui est une émancipation, mais surtout une réconciliation avec son être profond et sincère.
En revanche, c’est toujours important de saisir les remarques des concernées, et j’ai mieux compris les critiques de certains et certaines en la matière. Notamment dans les deux fils de touites suivant.
Alors autant je trouve gonflé qu’on parle de “nanard” ou de film raté, autant j’ai compris et suis carrément d’accord avec le fait qu’on est dans un récit de transidentité qui est vraiment daté. Et Audiard a fait quelques grosses erreurs et maladresses en effet dans la manière dont il insiste sur la chirurgie et la transition physique, esthétique et le “devoir” de la personne trans. Clairement il me fallait un peu de jugeotte fournie par des adelphes pour le réaliser, et en effet mon cis-gaze1 rendait l’exercice difficile.
En y repensant, en effet, on est dans une situation et des modèles très proches de la série Transparent (qui date de 2014) ou encore Veneno (que j’ai tant aimé !!) qui nous place encore dans une époque où on parlait de transsexualité, et nous sommes bel et bien à l’ère de la transidentité. Il y aurait donc eu sans doute une manière plus habile et “moderne” de raconter cette histoire.
Je suis donc circonspect sur le film, car je l’ai bien aimé. Mais en effet rétrospectivement, cette vision de la transidentité désuète comment la qualifier ? Si on transposait cela à de l’homosexualité, je n’aurais aucun problème à expliquer qu’un film nous refait la “cage aux folles” en 2024. Et pourtant l’intention peut être bonne, et il ne faut peut-être pas tout jeter aux ordures ? Bref, je ne sais pas. Mais je sais que je ne sais pas.
- La simple manière dont je vois “la vie” à travers ma situation de personne cisgenre. ↩︎
Le scénario date de 2022, et est une libre-adaptation d’un roman de 2018. Je ne sais pas si la question de transidentité par rapport à transgenre était si pointue à l’époque (vraie question).
Sinon, je dirai que ce n’est pas parce que je ne me suis pas reconnu dans certains films homo, que je les ai jugés homophobes pour autant. Perso, pas une seconde j´ai ressenti le moindre faux-pas transphobe. Si ma mémoire est bonne, nulle part dans ce film, l’héroïne dit vouloir changer de genre pour échapper à la justice ou à un autre cartel. Le désir d’être femme à part entière est explicite. Je conviens que je l’ai vu avec mon prisme cis également, et je comprends qu’on puisse être hyper pointilleux quand on est directement concerné par le sujet. (Je me rappelle de lesbienne qui hurlait lesbophobiiiiie parce que Thelma et Louise faisaient le choix du suicide à la fin du film). En attendant ce film, avec son écho cannois, a plus fait avancer le bouchon de la cause trans auprès du grand public que n’importe quel autre truc. Je l’ai vu au Louxor avec une population très melting pot dans la salle (si tu vois ce que je veux dire) et j’ai été surpris par les applaudissements au générique de fin. Alors respect peut-être quand même à Audiard pour ça, non ?
Pour moi c’est aussi au niveau de la maladresse, mais j’imagine que ce serait pour nous un film qui parle “d’un gars qui est trop couvé par sa mère, avec un père absent, qui est touché par le curé enfant, brutalisé par ses camarades, mais qui se révèle un artiste sensible qui fait florès dans la mode et la coiffure, il finit bien sûr par se suicider car il déteste sa vie sans enfant et noyée dans les sorties en boites et la drogue”. On ne pourrait pas dire que c’est homophobe “per se”, mais on se dirait “merde faites un effort…”. Je pense que c’est du même acabit, mais évidemment en moins caricatural, en revanche je comprends pourquoi ça touche des personnes trans au-delà de nous comme alliés.
Cela reste un bon film, il est juste un peu maladroit et c’est dommage.
Oui, Oui, j’avais bien compris…
Et je crois aussi qu’il y a un temps pour tout et je peux concevoir en effet que ce n’est pas le film qu’a envie de voir un·e jeun·e trans en 2024.
Je me rappelle avoir hurlé en voyant Les Nuits Fauves. Il m’a fallu quelques années pour lui trouver les qualités qu’il mérite. Pareil pour l’Homme Blessé de Chéreau vu 10 ans après sa sortie et qui m’a demandé encore deux ans pour que je puisse l’apprécier à sa juste valeur. Il faudra demander à ces jeunes ce qu’iels en pensent dans 4/5 ans peut-être.
Et j’imagine qu’un·e trans plus âgé·e a eu un ressenti encore différent en voyant ce film… Ou encore celui d’une personne de 70 ans qui n’a jamais osé transitionner parce qu’à l’époque « ça ne se faisait pas ». T’imagines comment cette personne-là a du recevoir ce film ? La tarte d’émotions dans la gueule que ça a du être !
Quand tu penses qu’il y a quelques décennies, les rares rôles de trans étaient limités à la prostitution… Quel chemin parcouru !
Et si la cible de ce film n’était pas les trans de moins de 35 ans mais les trans de la génération précédente ? N’est ce pas maladroit de les mettre tou.te.s dans le même sac alors que leur vécu est terriblement différent ?
Il y a aussi un point important. Le titre du film n’est pas en rapport avec la transidentité en général. On n’est pas sur un « Translatina ». On est sur un « nom prénom ». D’emblée Audiard nous dit qu’il s’agit d’un cas particulier, d’une histoire individuelle.
De la même façon, il est peut-être risqué de tirer des conclusions très caucasiennes sur un film très marqué par la culture latino-américaine.
La maladresse est-elle dans le fait de raconter une histoire qui n’est pas universelle ? Ou dans le fait de vouloir trouver de l’universalité dans un récit qui n’a ni la prétention ni la vocation de l’être ?
C’est marrant, autant j’ai quelques réserves sur le film, mais pas du tout celles que tu mentionnes. Comme quoi, tout n’est que perception individuelle… ;-)
Je te suis sur tout ce que tu as écrit là.
Et au final, j’ai beaucoup aimé le film, et cette réserve est plus une sorte de reconnaissance de ce que ça peut véhiculer comme valeur un peu désuète et troublante pour certaines personnes. Mais oui après on peut chacun avoir son acception.
Pour ce que ça vaut :
J’ai eu la chance de voir ce film en compagnie d’une douzaine de personnes LGBT+, en particulier deux jeunes personnes trans (entre 18 et 25 ans). Nous en avons un peu parlé à la sortie et je n’ai entendu à ce moment là aucune critique sur la façon dont la transidentité était abordé. Et j’ai entendu beaucoup de compliments sur le film lui-même, en particulier la partie musicale. Un des jeunes présents m’a d’ailleurs fait remarquer que chaque chanteuse avait son propre style musical : traditionnel pour Karla Sofía Gascón, pop pour Selena Gomez et plutot rap pour Zoe Saldaña.
À titre personnel, j’ai passé un très bon moment. Je ne bouderai pas mon plaisir devant un film qui met en avant :
– des femmes fortes, dans des rôles non-conventionnels
– la transidentité et un certain modèle de transition
– diverses approches de la vie de couple (ou de non couple, justement)
– des problèmes sociaux profonds, comme le viol, les cartels de drogues, la délinquance, la corruption
– des arcs de rédemption
Et franchement, ça me suffit. Le film était bien. L’approche LGBT était bien. Beaucoup mieux que ce qu’on a pu voir précédemment. Est-ce qu’il aurait pu être mieux ? Peut-être. Peut-être pas. La perfection n’est pas de ce monde. Est-ce que je dois rejeter les bons côtés de ce film et le bon moment que j’ai passé, parce que ce n’est pas à la hauteur de ce qu’espéraient certain·e·s ? Mon choix perso est vite fait : non.
Il s’agit juste pour moi de comprendre les critiques que j’ai pu lire de certaines personnes concernées. Et exactement comme j’ai du mal à recevoir des leçons d’hétéros sur l’homophobie ou pas de certaines œuvres, je peux comprendre que le même phénomène soit possible entre cis et trans. Je ne cherche pas à grossir le trait, mais donc il y a bien une maladresse que je relève, et je peux comprendre que chez certains ça puisse avoir un impact beaucoup important que pour nous.
Cela ne gâche pas le film, mais c’est à prendre en compte. Et c’est normal que ça nous touche moins en tant que cisgenres (mais c’est pas pour ça qu’on doit s’en tamponner le coquillard selon moi ).
J’ai beaucoup aimé le film mais c’est vrai que le choix de parcours de transidentité m’avait questionné. Et ça été renforcé par une discussion avec une personne queer qui m’est proche et qui était très négative. Alors merci pour vos échanges dans les commentaires, qui m’éclairent beaucoup
Une personne hétéro adorable m’a une fois dit qu’elle avait trouvé très bienveillant le traitement des gays dans “Epouse-moi mon pote”, et qu’elle ne comprenait vraiment pas pourquoi beaucoup d’homos trouvaient ça carrément homophobe (sous-entendu : vous chipotez, vous êtes relous ). Et on pourrait très prosaïquement se dire qu’elle n’a pas tort, et qu’il n’y avait pas de volonté homophobe marquée dans la comédie. Mais singer des homos pour faire rire, imiter des efféminés pour faire rire, même si ce n’est pas si grave parce que c’est pour faire rire, c’est perpétuer un truc encore tellement vivace chez les homophobes et les harceleurs… J’avais eu un mal fou à lui expliquer en réalité (avec toutes les remarques “mais vous vous moquez bien de vous entre vous avec les mêmes gestes et expressions”).
Alors là le film est très différent, déjà parce que c’est un bon film, et parce que la comédienne principale est trans, mais je peux comprendre pourquoi j’ai trouvé que ce n’était absolument pas problématique ou transphobe de prime abord. Et quand j’ai lu les touites négatifs sur le film, j’ai tout de suite pensé au film précédent. Tout est relatif évidemment, et je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain, mais j’accueille les critiques, et je peux les comprendre. Des maladresses qui péjorent un peu la qualité formelle incroyable du film.
Rien à ajouter sinon mon admiration pour les commentateur•ices en plus de celle Ue j’éprouve pour toi.
La seconde partie m’a littéralement lassé à l’exception de la scène du dîner. Quelle déception.
PS: un mot cependant, hier soir je me suis fait rabrouer en public par Gaël Morel à l’avant-première de Aimer, mourir, renaître, alors même que je n’exprimais aucune critique négative ( alors que^^) Je te raconterai ça après que tu l’auras vu.
Rololo, son cinéma n’est pas ma tasse de thé, donc tu peux me spoiler, je n’irai pas le voir.