Les domestiques dînaient à 19 heures, au fond d’une sorte d’alcôve en face des cuisines. Trois hommes et deux femmes mangeaient autour d’une grande table en chêne, aussi inattentifs les uns aux autres qu’une bande de gargouilles. Le jardinier étaient un vieillard desséché, un fagot d’os jetés pêle-mêle à l’intérieur d’une salopette élimée. La tête chenue et l’oeil recru, il mettait plus de temps à porter sa cuillère à sa bouche qu’un louchon à introduire un fil dans le chas d’une aiguille. Il se tenait à l’écart, fantomatique, recroquevillé sur son assiette, et il boudait son monde avec une sourde animosité. Les deux femmes de ménage se serraient dans le coin, la figure ratatinée et le menton rentré, visiblement indisposées par la proximité des mâles. Agacés par ma curiosité, les deux autres larbins enfournaient leurs parts, visiblement pressés de débarrasser le chantier.
Une nouvelle recrue suscite toujours de la méfiance au début. J’ai pensé qu’à la longue, j’allais finir par obtenir un sourire, ou un frémissement de sourcils. Au bout d’une semaine, c’était le même accueil glacial, le même rejet. J’avais beau dire bonjour, bonsoir, salut tout le monde, pas l’ombre d’un regard, pas le moindre grognement, sauf peut-être le grincement d’une chaise ou l’arrêt momentané d’un cliquetis de fourchette, trahissant la gêne que suscitait ma manifestation intempestive. Je m’installais à l’autre bout de la table ; on me servait furtivement dans un silence significatif, parfois on débarrassait avant que j’aie terminé mon repas. En un tournemain, mes voisins se retiraient sur la pointe des pieds ; je me retrouvais seul au milieu des cuisines, avec un sentiment de dépaysement qui se transformait au fil de la soirée en une insondable déprime.
Citation extraite de “A quoi rêvent les loups” de Yasmina Khadra. Page 35.
“…parfois on débarrassait avant que j’ai terminé mon repas. ”
… que j’aie, je suppose ?
Oh oui merci ! :smile:
Très belle écriture. Merci.
Je viens de terminer la lecture des Hauts de Hurlevent que je n’avais jamais lu, avec le même genre d’ambiance fort bien rendue.